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EXPÉRIENCE RELIGIEUSE


commande, que « le cœur même a des raisons que la raison ne comprend pas, » on fera remarquer, dès l’abord, ce paralogisme manifeste : « Il y a du sentiment dans la religion, donc… tout est sentiment, ou la première place revient au sentiment I » On demandera ensuite à entrer un peu plus à fond dans la psychologie de l’amour.

Sans doute, puisque aimer est affaire personnelle, aucun amour n’est possible avant que le cœur de chacun n’ait été touché de motifs d’aimer, mais, à moins d’assimiler l’homme à l’animal, nul ne peut nier que ces raisons d’aimer n’arrivent au cœur par l’intermédiaire plus ou moins manifeste de l’intelligence, que l’intelligence ne doive régler l’amour, et qu’il n’y ait des affections légitimes et illégitimes justiciables d’une logique et d’une morale, non individuelles, mais universelles. Tout de même, point de piété pour chacun, avant que chacun n’ait compris comme personnelle l’obligation d’aimer Dieu. L'étude psychologique que nous avons faite a pu expliquer comment il n'était point d'âme qui n’y soit portée par quelque attrait, col. 1815 sq. Gela prouve-t-il que le fondemenf du devoir religieux puisse être, sans plus, cet instinct aveugle ou une appréciation sentimentale sans contrôle ?

Mais en étudiant cet instinct religieux, comment expliquera-t-on qu’il se rencontre chez l’homme seul, alors que les autres séries animales, qui se montrent aptes aux autres amours, ne révèlent point de traces de celui-ci, sinon parce que l’homme est seul en possession de l’intelligence, par où filtre en lui, obscure mais inéluctable, quelque appréhension de l’infini. A l’origine du sentiment religieux se trouve donc l’idée religieuse : c’est cette représentation mentale qui est primitive, non l’expérience qu’elle éveille, et c’est par elle qu’il faut régler les impulsions affectives. Moins que d’autres, W. James eût dû nier ce primat de l’idée, après avoir établi que le jeu de la liberté humaine consiste moins à élire entre des actes opposés, qu'à choisir entre des idées « l’idée-déclic » qui, maintenue par l’attention dans le champ de la conscience, y déclanchera comme automatiquement l’action. Principes de psychologie, trad. E. Baudin et G. Bertier, 2°= édit., Paris, 1910, p. 559 sq., 596 sq. La mindcure et la Christian science ne sont qu’une application thérapeutique de cette observation. Dans la mesure où elle est fondée, elle vaut pour établir que les croyances sont, non pas accessoires, mais principales, dans la religion, puisqu’elles commandent psychologiquement attitudes d'âme, énergies d’action et réactions émotionnelles. Primat tout pratique, objectera-t-on. C’en est assez, faut-il répondre, pour qu’on ne puisse traiter les notions dogmatiques comme secondaires et libres, pour que la notification de vérité, par révélation intellectuelle ou par catéchèse, soit le moyen normal et premier qui provoque et développe la vie religieuse, pour peu que le préjugé agnostique soit démontré faux. Tel est le cas.

3. Immanence divine.

On tourne, à quelques égards, la dilTiculté précédente en disant que Dieu est immédiatement senti, parce qu’immédiatement présent : c’est la thèse de l’immanence.

Observons-le : l’assertion est toute gratuite pour des agnostiques. Si l’intelligence ne peut connaître du transcendant, elle est inapte à déceler sa présence ; à plus forte raison le sens. Serait-il vrai — comme il l’est certes — que Dieu est en nous plus intime à nous que nous-mêmes, col. 1821, ou bien — comme on ne peut l’admettre — que Dieu peut être l’objet direct de perception, ni la raison, ni le sens ne seraient capables de dire ce qu’ils perçoivent.

La thèse présente n’est donc affirmée que par besoin inné — et intellectuel — de justification ; ce

n’est pas une donnée expérimentale, c’est un postulat séduisant vers lequel tendent tous ceux qui exagèrent la passivité humaine, col. 1833.

4. Individualisme.

Il ne reste donc comme principe fondamental, aux théoriciens de l’expérience, que la revendication per fas et nef as du droit de s’en tenir à ce que l’on voit, soit, en raison de la connexion des deux termes, à ce que l’on veut : individualisme pur. En incriminant de ce chef tous ses contradicteurs, Luther n’affirmait pas d’autre règle dans sa conduite : son tvidence personnelle faisait loi. In Gal., iii, 1 (1535), Weike, Weiniar, t. xL, p. 323. Ses successeurs l’ont bien compris.

Sur ce point encore le kantisme est venu fournir à la Réforme sa justification critique. L’autonomie prétendue de la raison humaine exclut comme non valable tout ce qui n’estpas élaboration individuelle de l’esprit. Poussé en rigueur, le principe irait à ruiner toute connaissance par voie d’autorité, fût-ce la simple crédibilité du témoignage historique, ou à rejeter comme non avenus les faits les plus avérés, dès qu’ils ne trouvent pas dans les conceptions précaires de notre science une place où se caser.

Si la nécessité de comprendre chaque chose par son explication intime, pour savoir de science vraiment quiétante et parfaite, si le besoin de posséder au moins, pour comprendre, quelque expérience rudimentaire par où l’inexpliqué, en quelque ordre de connaissance que ce soit, puisse devenir pensable, ne confère pas à l’individu le droit de nier ou de discuter tout ce qui le dépasse, voir d’Alès, op. cit., art. Dogme, col. 1136 sq., de quel droit l’expérience personnelle pourrait-elle devenir la mesure individuelle de la foi ?

Gravité des conséquences.

Veut-on maintenant

juger la doctrine à ses fruits ? Ils sont aisés à prévoir, sous l’action de tels principes, agnosticisme, primat du sentiment, individualisme, avec les illusions que peut provoquer, et l’excuse obvie que fournira, la théorie pseudo-mystique de l’immanence, enfin avec l’influence du nombre. Inoffensifs peut-être, s’ils pouvaient rester enveloppés dans les formules d'école, que ne peuvent-ils jetés dans le grand public, au milieu des crises religieuses les plus vives ?

Voici les faits.

1. Conséquences d’ordre pratique.

a) Émancipation progressive des normes extérieures. — A mesure que l’expérience interne gagne en crédit, tout ce qui est externe dans la religion, tombe en défaveur. C’est logique : l’immédiation de rapports entre l'âme et Dieu prime tout en dignité, comme en commodité ; elle évince pratique extérieure, rites, sacrements, tout ce que la philosophie moderne nomme dédaigneusement, comme des oripeaux dont s’afiuble la pure essence de la religion, « l’institutionnel » . Conception superficielle, nous le dirons, coi. 1846, mais illusion commune à toutes les sectes qui ont majoré le rôle de l'élément affectif : luthéranisme, calvinisme, jansénisme, molinosisme, quesnelianisme, modernisme. La doctrine est loin d'être dans toutes au même stade d'évolution, mais une revue sommaire de leurs thèses sur le culte extérieur, les sacrements, le sacerdoce, la hiérarchie, en révélant d’intéressantes analogies, montrera comment elles glissent sur la mi^me pente.

L’aboutissement extrême de cette tendance est le mépris des censures ecclésiastiques, voire la thèse de « l’excommunication salutaire » . Très suggestif à cet égard le rapprochement entre Luther (voir, dès 1518, Sermo de virtute excommunicationis, Wcrke, "Weiniar, t. i, p. 638 sq. ; en 1520, Disputatio de excommunicatione, t. vu), Molinos (prop. 65 sq., Denzinger, 11e édit., n. 1285 sq. ; cf. N. Terzago, Theologia historico-myslica admrsus veteres et novos pseudo-my1 slicos, p. 160 sq.), Quesnel (prop. 91 sq., Denzinger,