Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 4.djvu/155

Cette page n’a pas encore été corrigée
287
288
DEMOCRATIE


De regimine principum abandonnent les points de vue descriptifs, monographiques et concrets, de la science positive, pour s’en tenir aux considérations morales. Dans cet ordre de pensées, trois sciences particulières, purement philosophiques, intègrent la inorale humaine : monasliea, la science de la morale individuelle ; œconomica, la morale domestique ; politica, la morale civique. Elltic, 1. I, lect. i, S Sic ergo moralis p/iilosophia… jusque multitudo civilis quæ vocatur polilica. Mais les vertus et les devoirs qu’imposent ces trois morales — n’en faisant qu’une au fond — sont ramenés dans la Somme de théologie au cadre général des lois, des vertus, des états de la vie chrétienne ; et c’est ainsi que l’esquisse d’une constitution parfaite appartient au traité des lois et prend occasion de vues rétrospectives sur la loi de Moïse et la constitution du peuple héhreu.

C’est pourquoi les vues de saint Thomas sur les éléments démocratiques de la constitution parfaite planent surtout dans la région de l’idéal et du désirable : il ne se demande pas à quel royaume ou à quelle cité de son temps son esquisse de constitution pourrait bien convenir. Abstraction faite, au contraire, des contingences particulières, des exigences pratiques ici ou là, il considère la démocratie dans l’hypothèse de son fonctionnement normal, avec les devoirs qu’elle impose à la multitude. C’est ne sortir du réel que pour y rentrer de très haut, en rappelant à tous qu’une démocratie fonctionne bien dans la mesure où le suffrage universel et ses élus opèrent selon la vertu. Secundum virtutem : l’expression revient jusqu'à cinq fois dans l’art. 1 er de la q. cv.

Et, en effet, Aristote observait que dans un régime où le citoyen fait acte de prince, lorsqu’il vote, délibère, légifère, juge un procès ou administre une charge, et acte de sujet, lorsqu’il reçoit une loi ou une sentence, les vertus personnelles et les vertus domestiques ne suffisent pas. Il faut les vertus politiques : de la prudence, de la justice, non plus seulement pour son bien propre et pour celui de sa maison, mais encore dans la poursuite et le maintien du bien public. Politique, 1. III, c. i. Saint Thomas commente cette morale civique avec sa précision et son exactitude habituelles, lect. i, et Ethic, 1. VI, lect. vu. De là s’inspirent ses articles sur la prudence politique. Sum. theol., IL' II ', q. L, a. 1, 2. Dans le citoyen qui fait acte de gouvernement, il faut donc la prudence d’un législateur et d’un roi, et de la prudence encore, dans le citoyen qui obéit, avec, de part et d’autre, une justice appropriée. Sum. theol., IIa-IIæ, q. L, a. 1, ad l um ; In IV Sent., dist. XXXIII, q. ni, a. 1, q. iv.

Cette ferme doctrine sur les vertus civiques nous donne la raison de l’insistance que met saint Thomas à inculquer les dictées de la vertu aux électeurs et aux élus du peuple. Aucun gouvernement n’a besoin d’une moralité plus générale et mieux équilibrée de justice et de sagesse, que celui où chaque citoyen fait tour à tour acte de prince et de sujet. Telle est l’utilité des considérations métaphysiques où il semble d’abord que saint Thomas se perde à d’incommensurables distances de la réalité : de la hauteur où il s'élève, il voit à fond que la démocratie ne gouverne pas bien sans une moralité tout à la fois très diffuse dans la masse des électeurs et très profonde dans le corps élu des gouvernants. Elle réclame une aristocratie morale et un peuple assez sage, assez bon pour la mettre au pouvoir.

IV. Savonarole : le problème pratique de la démocratie À Florence au xve siècle. — Réformateur moral et conseiller politique des Florentins, Savonarole intervint comme arbitre dans les débats de leur Seigneurie sur l’organisation du gouvernement qui succédait aux Médicis expulsés. L’assemblée constituante hésitait entre une oligarchie comme à Venise, et le retour aux

anciennes formes démocratiques de Florence elle-même. Vespucci et Soderini, citoyens influents, jurisconsultes autorisés, représentaient les deux tendances. C’est ainsi qu’en temps de révolution, le problème de la démocratie se posait, non plus en théorie comme à l'époque de saint Thomas, mais en fait. Savonarole fut prié de s adjoindre aux délibérations de la Seigneurie, et d’après Guichardin, Storia fiorenlina, c. XII ; Storia d’JtaUa, 1. II, le Fraie assura le succès aux partisans de la démocratie. Villari, Histoire de Savonarole, trad. G. Gruyer, Paris, 1871, t. i, p. 357.

Il développa ensuite ses doctrines dans une série de tracts : Trattati circa il reggimentoe governo délia Citlà di Firenze. A la requête de la Seigneurie, ces opuscules furent composés en toscan, pour une plus large diffusion. La langue du peuple et des politiques s’imposait à ces écrits de circonstance et de but pratique, au lieu de la langue des clercs et des écoles. Mais le théologien et le thomiste se retrouvent dans le vulgarisateur. A une situation concrète, actuelle, les Trattali appliquent des principes de philosophie sociale que la Somme de théologie expose dans. l’abstrait ou ne considère appliqués que dans un lointain passé.

Savonarole estime d’abord avec saint Thomas que la monarchie est en soi le meilleur des gouvernements : plus il y a de gens qui commandent parmi une société, plus il y a sujet à disputes et à partis. Et donc, si la démocratie est bonne, l’aristocratie est meilleure, la monarchie excellente : un seul chef réunit et pacifie tout le monde, soit par crainte, soit par amour. Dans le fait, néanmoins, il y a des peuples qui vivent mieux sous le régime aristocratique et d’autres qui sont mieux faits pour le régime démocratique. Ils ne pourraient garder un roi sans des inconvénients majeurs et intolérables. Trattato 1, c. II. Tel est, d’après Savonarole, c. iii, le cas de Florence, pour deux raisons : le caractère de la population et des coutumes invétérées. Ici, le réformateur ne s’en tient plus aux considérations morales, aux principes et aux thèses de droit naturel qui sont le propre du philosophe et du théologien ; il s’engage dans l’examen d’une situation concrète, appréciable par les historiens et par les politique ?. Aristote avait opposé l’esprit républicain des Grecs à l’indolence servile des Asiatiques, Polit., 1. IV (ou Vil I, c. vi, 1 ; 1. III, c. ix, 3 ; Savonarole oppose de même l’esprit républicain des Italiens, et notamment des Florentins, à la docile sujétion des popoli aquilonari. Robustes et sanguins, ces derniers lui apparaissent dépourvus d’ingéniosité, braves soldats et humbles sujets, monarchistes par simplicité d'âme ; l’Italien, au contraire, lui appirait ingénieux, sanguin, audacieux, incapable de supporter un roi, si celui-ci ne le mate par la tyrannie « Continuellement, les Italiens appliquent leur génialité à machiner des embûches contre leur prince, et leur audace les met à exécution, comme cela s’est toujours vu en Italie. Nous le savons, en effet, par l’expérience du passé comme par celle du présent : l’Italie ne put jamais durer sous le gouvernement d’un seul. Nous la voyons, petite province, partagée entre quasi autant de princes que de cités, et de princes qui n’ont jamais la paix. Et le Florentin est le plus génial des Italiens, le plus salace dans ses entreprises, avec une vigueur et une audace qu’on n’attendrait pas d’un commerçant et dont ses guerres étrangères et civiles ont donné la mesure. » Trattato 1, c. m.

A lire ces jugements sommaires sur la psychologie politique et le tempérament social des Florentins, on reconnaît un certain sens des faits et des réalités, assurément remarquable chez un spéculatif s appliquant à l’action. Savonarole se rend compte que des principes abstraits sur les mérites respectifs de la monarchie, de l’aristocratie ou du régime populaire ne suffisent pas à résoudre le cas de conscience universel posé à Florence