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CORPORATIONS


contact sympathique avec le monde ouvrier, ils se bornaient à se lamenter entre eux sur le malheur des temps. Mais, en face d’eux, des évêques, comme Kettelerou Manning, des laïcs, comme Vogelsang, Decurtins, le comte de Mun, examinèrent les revendications ouvrières au point de vue de la justice et de la conscience chrétienne. De leurs publications et de leurs actes, l’opinion bourgeoise et aristocratique, en Europe, fut remuée, parfois même scandalisée, en tout cas salutairement éclairée. Le problème moral, le problème légal du droit d’association professionnelle se posa dans la presse, les congrès et les milieux catholiques. Lorsque des hommes d’État portèrent ces problèmes dans les parlements, sous forme de projets de loi, des catholiques-députés figurèrent parmi les plus actifs promoteurs de ce progrès social. On sait, en France, l’action de M. de Mun dans le vote de la loi de 1884 sur les syndicats.

En France, néanmoins, les catholiques amis de ce mouvement et compétents pour le suivre avec fruit ne se multiplièrent pas comme en Angleterre, en Allemagne, en Belgique et en Suisse. Avec l’Espagne et l’Italie, la France comptait beaucoup de croyants qui regardaient les promoteurs du mouvement syndical comme des utopistes. On suspectait leur orthodoxie. On ignorait, d’ailleurs, que le groupe international d’études, dit l’Union de Fribourg, se tenait en relations suivies avec le saint-siège, et que, dans ce groupe, s’élaboraient les doctrines des catholiques sociaux. Quoi qu’il en fût de cette ignorance, une doctrine morale, une doctrine catholique se préparait, en matière d’associations professionnelles et ouvrières. Le théologien reconnaît là une de ces manifestations de VEcclesia discens, qui est l’Église enseignée ; mais l’Église enseignée, dans sa partie instruite, chercheuse, qui élabore les données explicites sur lesquelles un jour où l’autre se prononce VEcclesia docens.

4° L’Eglise enseignante se prononça par l’organe de Léon XIII. — Individuellement, le pontife était prêt de longue main à cet acte de son magistère. Depuis longtemps le cardinal Pecci s’intéressait aux mouvements et aux problèmes des temps nouveaux, avec la compétence d’un ferme théologien et d’un esprit ouvert. Dès les commencements de son pontificat, Léon XIII appela, reçut, interrogea, observa les promoteurs de la doctrine sociale catholique ; au terme de son enquête, il conclut que les promoteurs avaient opportunément rappelé ou développé les principes traditionnels de la justice chrétienne ; et l’encyclique Rerum novarum approuva en principe, en termes généraux de morale, le mouvement corporatif ou syndical.

Sans promulguer aucune définition de foi, Léon XIII publia une doctrine pour toute l’Église universelle, rappelant lui-même qu’il agissait en vertu de sa charge apostolique. Ce n’était pas seulement une opinion privée du théologien portant la tiare ; mais bien un enseignement ordinaire et catholique du saint-siège, doté de la certitude et de l’autorité pour tout lidèle.

Voici ce qu’il recommandait quant au contrat collectif du travail : 1. Fixation du salaire et des autres conditions du travail réservée préférablement et en principe aux corporations ou syndicats (§ Verum tamen in his). 2. Dans les cas litigieux, arbitrage commun de délégués ouvriers et de délégués patrons, dont les statuts corporatifs doivent prévoir la mission (§ Socialium legum posito in fundamenlo).

Far cette doctrine, un problème de morale inconnu aux anciens théologiens s’incorporait à la tradition de l’Église enseignante. Ce n’était pas une incursion du pape sur le domaine des sociologues ou des économistes, ni une juxtaposition artificielle de leurs doctrines à celle de l’Église ; mais, au contraire, une application

des maximes naturelles de la justice au cas nouveau des ouvriers syndiqués. Puisque la charité chrétienne inclut éminemment la justice de l’honnête homme, Léon XIII s’est regardé comme en droit et en devoir d’authentiquer le droit syndical aux yeux des catholiques.

Il fit même davantage. La tradition catholique ne tient pas toute dans l’enseignement officiel du saintsiège : elle s’y formule à titre de règle pour tous, du haut de la première chaire qui soit dans l’Église ; aussi n’obliendra-t-elle son plein effet et ne jouira-t-elle de sa pleine vie que par sa diffusion dans l’Eglise enseignée. C’est pourquoi Léon XIII n’achève pas son encyclique sans recommander le développement des corporations au zèle des catholiques. Et il est incontestable que ces enseignements pontificaux ont suscité pareillement des éludes et des efforts, non pas universels, mais dans une certaine élite, et dans toutes les nations. Les promoteurs de ce mouvement se sont trouvés plus forts contre les dédains ou les suscipions qui, plus d’une fois, les avaient visés, sous couleur de prudence ou de piété.

5° Objet formel de l’enseignement de Léon XIII.

— Nous voici donc finalement, au terme d’une application des principes de la justice ; mais d’une application explicite, ce qui différencie l’attitude actuelle de l’Église dans la question syndicale, de son ancienne attitude en face des corporations. Celle-ci se bornait à la reconnaissance tacite et pratique d’un droit exercé : l’attitude nouvelle consiste dans l’affirmation explicite et déterminée d’un droit, nié d’abord par les gouvernements, au grand dommage des ouvriers, et ensuite revendiqués par ceux-ci avec plus ou moins de justesse. En présence du mouvement ouvrier et des initiatives catholiques, l’Église enseignante a formulé des principes, jadis latents dans sa pratique elle-même.

Ces principes sont essentiellement des principes de justice et de droit naturel. S’il est vrai que la vertu chrétienne et, notamment, la charité fraternelle manque de son intégrité, quand elle ne commande pas la justice, le droit corporatif est matière d’enseignement catholique. Ce n’est donc pas une doctrine révélée que Léon XIII propose directement dans son encyclique ; mais une doctrine de morale naturelle, immédiatement comprise dans la pratique intégrale de la vie chrétienne.

Cependant le pape invoque à bon droit deux passages bibliques, où l’EspritSaint consacre le bienfait naturel des groupements volontaires : Melius est duos esse simul quam unum ; habent enim emolumentum societatis suse : si unus ceciderit, ab altero fulcietur. Yse soli : quia cuni ceciderit, non habet subie vantent. Eccle., iv, 1, 12. Frater qui adjuvatur a fratre, quasi civitas firma. Prov., xviii, 19. Mais le pontife allègue simplement ces deux textes comme disant la propettsion naturelle de l’homme à la société ; c’est seulement par voie de raisonnement qu’il en conclut à la licéité des sociétés privées comme de la société publique. Il s’en tient donc toujours à une simple revendication de la justice naturelle, et ne cherche pas à retrouver dans la révélation ce que Jésus-Christ ou les prophètes n’y ont pas mis.

III. De quel droit les corporations existent.

— 1° Ses fondements (§ Virium suarum explorata exiguitas). — L’expérience de nos étroites ressources nous rapproche de nos semblables : voilà le premier fondement de toute société. Cette propension naturelle établit aussi bien la société politique et les sociétés particulières. Tandis que la première pourvoit aux garanties universelles de sécurité et de paix, les secondes pourvoient aux avantages fragmentaires d’un groupe ou d’une classe de citoyens. Léon XIII emprunte cette distinction à saint Thomas, Contra impliquantes cultiim Dei ac relîgionem, c. ii, iv ; encyclique De condit. opific, § Privala autan societas.