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CABALE

Soura et de Poumbédita en Babylonie, la spéculation se porte de préférence sur des questions d’ordre inférieur. L’imagination remplace la raison ; les lois de la logique sont méconnues ; on se perd dans de vagues contemplations ; on fait une place importante à la théurgie, à la thaumaturgie et à tout ce qu’elles traînent après elles. Le Livre d’Hénoch, regardé comme le détenteur des mystères célestes et des secrets divins, sert de cadre aux fantaisies eschatologiques et de mine aux notions de l’occultisme. Le Schiur Komah offre un anthropomorphisme exagéré, où Dieu est représenté sous la forme d’un homme aux proportions colossales, toutes exactement mesurées, ce qui reléguait la divinité à des hauteurs inaccessibles. Les Hechaloth rabbachi (grands et petits palais) vantent le char d’Ézéchiel ou Mercaba, décrivent les palais, peignent les émotions multiples de ceux qui parviennent au Pardès, vision des ténèbres infernales et des visions célestes. L’Alfa-Beta exalte le mysticisme des lettres et des nombres, qui servent d’élément à la parole et au verbe, forment l’essence et le principe de tout, sont la source de doctrines mystérieuses et constituent les types qui ont servi à la construction de l’univers. En même temps une place est faite à l’ascétisme et la loi sexuelle paraît, qui est appelée à jouer un rôle si important. "Bref, c’est le règne de l’imagination et de la fantaisie qui se parent des métaphores et des images de la Bible, s’abritent aussi sous l’autorité de l’Écriture, mais servent à introduire des idées complètement étrangères à l’esprit juif.

Or, parallèlement à ce mouvement de spéculation, déjà beaucoup trop libre, et qui ne cesse de se produire pour suppléer à l’insuffisance de la Bible, s’en produit un autre, plus libre encore, plus accueillant aux idées du dehors et complètement hétérodoxe. Lui aussi, pour ne pas éveiller le soupçon des croyants, s’appuie sur le texte scripturaire ; lui aussi se réclame de la tradition orale, de la cabale. Mais, à rencontre de la tradition quasi officielle, ses partisans prétendent être les seuls à posséder la vraie tradition, à pénétrer le mystère qui se cache dans les premières pages de la Genèse et la Mercaba d’Ézéchiel, à jouir de l’enseignement par excellence de la science parfaite ; ils ont la clé de tout, la réponse à tous les problèmes, mais ils s’entourent du plus grand secret. Leur savoir, ils ne le communiquent que de vive voix, à l’oreille des rares initiés, dont l’intelligence, le savoir et surtout la discrétion offrent pleine sécurité ; car, disaient-ils, la révélation de leur doctrine est redoutable. N’est-il pas raconté, en effet, que sur quatre rabbins qui voulurent pénétrer « dans le jardin des délices » , un seul sortit indemne, les autres ayant perdu, le premier la vie, le second la raison, le troisième la foi ? C’est précisément à cet enseignement ésotérique que s’applique le nom de cabale, et c’est de lui qu’il s’agit dans cet article.

Sans doute l’Ancien Testament est muet sur l’existence d’un tel enseignement ; mais, dès le iiie siècle avant Jésus-Christ et jusqu’à la fin du iie siècle de l’ère chrétienne, c’est-à-dire jusqu’à Juda le Saint, les Thannaïm le signalent ; la Mischna précise qu’il avait en particulier pour objet l’explication approfondie de la Genèse et de la Mercaba. Philon atteste que, de son temps, certains juifs avaient un enseignement ésotérique. Th. Reinach, op. cit., p. 124. L’ésotérisme existe également sous les Seboraïm et les Gaonim, et c’est parmi ces docteurs qu’on est en droit de ranger les auteurs, les adeptes et les propagateurs de la cabale. Nul doute également qu’on n’en rencontre du ixe au xiie siècle, à cette époque où les grands théologiens juifs relèvent le niveau des études. L’Égyptien Saadia (✝ 942), les Espagnols Ibn Gabirol (✝ 1070), Juda Halévy (✝ 1146), Ibn Esra (✝ 1167) et Maimonide (✝ 1204) sont-ils réellement des cabalistes ? On ne saurait l’affirmer sur preuves. Toujours est-il que, soit qu’ils se contentent de commenter les traditions juives, soit que, sous l’influence du mouvement philosophique qui se produit chez les Arabes, ils empruntent à Pythagore, à Platon ou à Aristote quelques-unes de leurs idées, ces théologiens offrent, à côté des plus belles conceptions, la plupart des éléments disparates qui trouveront leur place dans la cabale proprement dite. Celle-ci atteint son apogée au xiiie siècle ; alors paraissent les grands cabalistes. La Bible, loin d’être répudiée, passe toujours ostensiblement pour être la source de la vérité ; l’important, c’est de l’y savoir trouver. Or les talmudistes et autres interprètes avaient vainement essayé de la découvrir sous l’écorce de la lettre : ils ne possédaient pas la clé du mystère, ils ne connaissaient pas la vraie cabale. Celle-ci, il est vrai, bien que remontant aux âges les plus reculés, n’avait été connue que d’un très petit nombre d’initiés ; elle était entourée d’une barrière impénétrable aux yeux des profanes ; elle n’était transmise que dans le plus profond secret. Mais les cabalistes du xiiie siècle la possédaient, et c’est à elle qu’ils étaient redevables de leur science. Assurément leur science ne cadrait guère avec l’enseignement reçu ou traditionnel ; mais plus ils s’en écartaient, plus ils en appelaient à la tradition, à la leur ; plus ils innovaient, plus ils invoquaient l’antiquité ; plus ils méconnaissaient l’esprit de la Bible, plus ils se réclamaient de sa lettre : on devine par quels tours de force et par quelles combinaisons audacieuses. Entre leurs mains, la méthode, déjà employée par les talmudistes, ne devait plus connaître de frein, et le résultat de leurs travaux allait être quelque chose de monstrueux.

Dans l’école d’Isaac l’Aveugle, la première en date à cette époque, bien des extravagances, relatives aux pratiques occultes, se mêlent à la spéculation ; du moins, grâce à la philosophie de Platon et au néoplatonisme, la métaphysique domine. C’est le Sepher Iezirah qui sert de thème, comme on le voit dans le traité de l’Émanation, le Bahir et le Livre de l’intuition. L’idée de Dieu est poussée à sa plus haute abstraction : on n’affirme pas que Dieu soit l’Être, l’Un ; on se contente de le désigner par des négations ; on l’appelle l’En Soph, le Sans fin, l’Infini ; on en fait un principe d’émanation et on explique son action sur le monde au moyen des Sephiroth, dont on ne précise ni la nature, ni le rôle. L’influence panthéistique paraît indéniable.

À son tour Nachmanide (✝ 1270) apporte à la cabale l’autorité de son nom et le prestige de sa science ; il la légitime en quelque sorte auprès des juifs orthodoxes ; car plus étroitement que personne il la rattache au texte sacré, dont il respecte le sens littéral. En réalité il transfigure la Bible par la théosophie ; il traite des questions étrangères à la métaphysique, relatives à la chiromancie, à la physiognomonie, à l’astrologie, à la nécromancie, à la magie ; c’est un ancêtre dont se réclameront volontiers les futurs partisans de la théurgie.

Les questions d’ordre pratique tendent de plus en plus à accaparer l’attention des cabalistes, au détriment de la philosophie. Éléasar de Worms leur accorde déjà une place prépondérante. Tout d’abord, il est vrai, il mêle de la manière la plus fantaisiste et la moins critique les grossiers anthropomorphismes du Schiur Komah, les visions et l’angélologie des Héchaloth, aux idées parfois élevées de Saadia. Mais, au sujet de l’En Soph et des Sephiroth, il abandonne l’explication donnée par l’école d’Isaac, pour lui substituer, en les exagérant, les procédés chers aux talmudistes et préconisés par Ibn Esra. La notaricon, la guématrie, le ziruf reparaissent et se prêtent aux combinaisons les plus capricieuses. Une importance capitale est attribuée à la forme, au nom, à la valeur numérique des lettres de l’alphabet ainsi qu’aux signes de la numération. Grâce à ces procédés et à un allégorisme outré, le texte de la Bible se prête aux révélations les plus inattendues. On