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BOSSUET


conté à Bossuet les extravagantes visions de son imagination aflolée ; et quant à Fénelon, lui-même l’a reconnu, par confession il n’avait entendu qu’un mémoire sur ses dispositions intérieures, communiqué par lui à Bossuet, et aussi sur la demande de Bossuet, à Noailles et à Tronson. Bausset, Hist. de Fénelon, 1. III, c. lv, l’avoue : « Bossuet était londé à s’élever avec indignation contre l’emploi singulier et inusité que Fénelon se permettait d’une expression qui pouvait faire naître des soupçons du genre le plus odieux. » Cf. Ch. Urbain, Bossuet cl les secrets de Fénelon, dans la Quinzaine du l= r août 1903.

La cause s’instruisait à Rome avec cette lenteur et cette maturité qui rassurent et garantissent tous les droits. L’archevêque de Cambrai, détendu auprès d’Innocent XII par le cardinal de Bouillon, qui risqua et perdit à ce prix la faveur de Louis XIV, F. Reissyé, Le cardinal de Bouillon, Paris, 1899, avait à Rome pour mandataire son parent, l’abbé’de Clianterac, âme candide et dévouée que déconcertait parfois la sublimité et aussi la subtilité de la doctrine fénelonienne. Les agents de Bossuet — son indigne neveu « impudent et sans scrupules, fertile en mensonges et en louches projets » , G. Lanson, Bossuet, c. VIII, et Phélipeaux, « plus froid, moins tapageur et plus habile, » G. Lanson, loc. cit., — n’apportaient pas à la lutte la même droiture que Clianterac et aigrissaient contre son rival un vieillard que les répliques et les délais menaient de l’impatience à la colère. « Évidemment, Bossuet devait" respirer dans une atmosphère de haines, de calomnies et de violences ; et cela faussa plus d’une fois sa vision. » F. Strowski, loc. cit. « Quand même on mollirait à Rome, ce qui ne paraît pas être possible, écrivait-il le 23 juin 1698, on n’en agira pas moins ici fortement : car le roi voit bien de quelle conséquence il est pour la religion et pour l’État d’étoull’er une cabale de fanatiques. .. » Et de peur que Rome ne parût mollir, et qu’au lieu d’une condamnation directe de Fénelon et de son livre, le saint-siège ne s’en tint à des canons qui eussent seulement aflirmé la vraie doctrine, Louis XIV adressa à Innocent XII un mémoire menaçant, rédigé par Bossuet, qui l’avoue dans une lettre à son neveu (16 mars 1699). « Il serait trop douloureux à Sa Majesté de voir naître parmi ses sujets un nouveau « chisme, dans le temps qu’elle s’applique de toutes ses forces à éteindre celui de Calvin. Et si elle voit prolonger par des ménagements qu’on ne comprend pas une affaire qui paraissait être à sa fin, elle saura ce qu’elle aura à faire, et prendra des résolutions convenables, espérant toujours néanmoins que Sa Sainteté ne voudra pas la réduire à de si fâcheuses extrémités. »

Lorsque le mémoire parvint à Rome, la sentence avait déjà été rendue. Par un bref du 13 mars 1699, Innocent XII condamna vingt-trois propositions extraites des Maximes (la 13e, concernant le trouble involontaire attribué à Jésus-Christ sur la croix, avait été insérée dans le livre de Fénelon par une méprise de Chevreuse, et ne se lisait pas dans la traduction latine). Les notes d’hérétique et d’approchant de l’hérésie n’élaient infligées à aucune de ces propositions, lesquelles étaient rejetées comme « téméraires, scandaleuses, mal sonnantes, offensives des oreilles pieuses, pernicieuses dans la pratique, et même erronées respectivement » .

Bossuet, au premier moment, accueillit avec joie le bref de condamnation ; ses réflexions ultérieures diminuèrent un peu son contentement. « Quelques adoucissements qu’on ait tâché d’apporter à la censure, elle ne laisse pas d’être fulminante, écrivait-il à son neveu. Ce qui a paru ici de plus fâcheux, c’est le défaut de formalité. Sans bref joint au roi (Bossuet ne connaissait pas encore le bref du 31 mars par lequel Innocent Xll avait notifié à Louis XIV la condamnation des Maximes),

sans aucune clause aux évêques pour l’exécution ; sans rien notifier â M. de Cambray lui-même, qui prétendra, faute de cela, cause d’ignorance du tout… » (6 avril 1699).

Fénelon n’avait pas prétendu cause d’ignorance, et sa prompte soumission avait réjoui, sans les étonner, tous ses admirateurs et ses amis ; mais cette soumission ne satislit point Bossuet, encore qu’il crût qu’on devait s’en contenter. « Tout le monde a remarqué d’abord qu’il (Fénelon) ne dit pas même que le livre (des Maximes) soit de lui… On est encore plus étonné que, très sensible à son humiliation, il ne le paraisse en aucune sorle â son erreur ni au malheur qu’il a eu de la vouloir répandre.’Il dira, quand il lui plaira, qu’il n’a point avoué d’erreur… La clause de son mandement où il veut qu’on ne se souvienne de lui que pour reconnaître sa docilité supérieure à celle de la moindre brebis du troupeau, n’est pas moins extraordinaire. Il veut qu’on oublie tout, excepté ce qui lui est avantageux. Enfin ce mandement est trouvé fort sec… Après tout cela, je crois que Rome doit être contente, parce qu’après tout l’essentiel y est de à rie, et que l’obéissance est bien étalée. Il faut d’abord se rendre facile pour le bien de la paix à recevoir les soumissions, et à finir les affaires. » Bossuet à son neveu, 19 avril 1699. Voir aussi dans la Bévue Bossuet, janvier 1901, les sept lettres de l’évêque de Meaux à Valbelle, évéque de Saint-Omer. Il ne tint pas à Bossuet que toutes les explications et défenses données par Fénelon ne fussent enveloppées dans la condamnation qui atteignait le livre des Maximes.

Certes, le ton est chagrin ; dans l’âme de Bossuet, l’amertume survit à la lutte et n’a point même été tempérée par la victoire. Ce qui explique en partie l’injuste dureté de ce langage, c’est que Bossuet doute de la sincérité de son contradicteur. Fénelon était cependant sincère quand il réprouvait le sens obvie et naturel de son livre ; mais il affirmait que sa pensée était demeurée orthodoxe et avait été trahie par l’expression. L’archevêque de Cambrai persista-t-il longtemps dans ce système d’explication et de défense ? L’auteur d’un ouvrage très documenté sur la controverse quiétiste a cru que le spectacle des emportements du jansénisme, la crainte de paraître autoriser les cavillations jansénistes par ses propres réserves qui d’ailleurs en étaient fort différentes, amenèrent plus tard l’auteur des Maximes à rejeter sans aucune distinction tout ce qui dans son^ ouvrage avait été censuré par le saint-siège. A. Griveau, Etude sur la condamnation du livre des Maximes des saints, etc., c. xviii-xix, t. ii.

La ductrine du pur amour était restée intacte ; Bossuet qui, d’ordinaire l’avait si peu comprise, n’a-t-il point cependant paru quelquefois l’admettre ? On cite de lui cette réponse à l’une des nombreuses demandes de M me de la Maisonlort : « La charité ou l’amour pur n’est pas touché des promesses en tant qu’elles tournent à notre avantage, mais en tant qu’elles opèrent la gloire de Dieu et l’accomplissement parfait de sa volonté… » Lettre à M me de la Maisonfort, 21 mars 1696. M. Levesque croit qu’en exposant, dans le second traité de son Instruction sur les états d’oraison, les quatre degrés d’amour selon saint Bernard, l’évêque de Meaux a semblé admettre la possibilité d’un amour qui fait abstraction complète du désir d’être heureux ; mais il n’admet cette possibilité, remarque le savant éditeur, que « rarement, en passant, à peine pour un moment rapide » . Instruction sur tes états d’oraison. Second traité, introduction, p. xxxvi.

Entre les deux grands évêques, la rupture avail été trop profonde, aggravée par trop d’excès de langage, pour qu’elle ne fût pas définitive. « Nous n’avons plus rien â démêler entre lui et moi, écrivait Fénelon de son ancien maître. Je prie Dieu pour lui de très bon cœur, et je lui souhaite tout ce que l’on peut souhaiter â ceux que l’on aime selon Dieu. » Cette charité n’excluait pas,