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BACON


simple raison et les anciens usages. Si l’on veut à tout prix le traité d’un maître pour texte, pourquoi ne prendrait-on pas le livre des histoires déjà fait ou à refaire, foetus vel de novo fiendus, lequel s’adapte bien mieux au texte sacré ? » Encore peu lues sous Alexandre de Halès, les Sentences de Pierre Lombard prirent si bien la première place qu’elles centralisèrent vite l’enseignement théologique. Ce malheur « amena fatalement, continue Bacon, l’abandon des études bibliques. Car les questions qui ressortent de la Bible sont rejetées maintenant dans le livre des Sentences, d’où personne n’ose plus, à moins qu’il ne soit grand clerc, les en séparer » . Ainsi peu à peu la’science de la Bible baissait à mesure que le prestige des "Sentences augmentait. Au xve siècle Gerson, dans sa ljëtlre sur la réforme de la théologie, déplorera que la Bible soit complètement ignorée. Bacon protestait avec quelque raison contre la situation faite au texte sacré encontre l’autorité accordée d’autre part à un livre humain/lrk^avkil lieu de demander au pape qu’il mit un terme à cette anomalie.

Le cinquième péché concerne la corruption du texte biblique. Il ne s’agit plus de l’enseignement du texte sacré ou du plus ou moins de faveur dont on l’environne ; il s’agit du texte lui-même et de l’état dans lequel il se trouve. C’est là le péché grave que nous avons examiné plus haut. Ajoutons seulement que cette corruption de la Vulgateet les essais de correction critiqués par Bacon mettent en pleine évidence quelques lacunes et quelques défauts de la scolastique.

Le sixième péché, qui est beaucoup plus grave, concerne l’exégèse sacrée. « Dans la recherche du sens littéral, dit Bacon, on commet des erreurs incalculables, qui proviennent non seulement de la corruption du texte, mais encore de l’ignorance du grec et de l’hébreu. Dix grands cahiers ne suffiraient pas à relater les fautes qui en sont le résultat, decem septerni magni non continerent exempta errorum in sensu litterali. » Nous l’avons déjà dit, il faisait servir toutes les sciences à la découverte du sens littéral. Ce n’est qu’après l’avoir trouvé qu’il permet de rechercher le sens spirituel. On trouvera des exemples de sens spirituel épars çà et là dans VOpus majus, part. IV, p. 214, 219 ; part. III a V* dist. III, c. m. Cf. Op. min., p. 380.

Le septième péché concerne la prédication de la parole divine. Bacon dit des orateurs de son temps : « Le commun des théologiens, ignorant les règles de l’éloquence, recourt aux divisions de Porphyre, emploie des consonances de termes ineptes ; ainsi leurs discours, dénués de toute fleur de rhétorique et de toute force de persuasion, ne sont qu’un pur verbiage, sola vanitas verbosa. » Op.tert., c. Lxxv, p. 304. « Comme les prélats sont trop souvent peu instruits en théologie et mal préparés à prendre la parole, ils empruntent aux jeunes clercs leurs manuscrits pleins de divisions et de subdivisions ; de la sorte la parole de Dieu tombe dans un souverain mépris, est vilificatio sermonunt Dei. » Ibid., p. 309 ; Op. min., p. 323. On peut conclure de là que l’éloquence était négligée au moyen âge.

Les personnalités de la scolastique.

Si l’enseignement

ecclésiastique méritait tant de reproches, que faut-il penser des maîtres, des manuels et des élèves ? Bacon ne les épargne pas à l’occasion, quoiqu’il sache aussi vanter le mérite là où il existe. En règle générale, il traite rudement le vulgus philosophorum et theologorum, qu’il nous présente sous de mauvaises couleurs. Hugution, Papias, Guillaume le Breton, les trois lexicographes en vogue, ne font pas belle figure non plus : on aurait tort de s’en plaindre et d’accuser Bacon, après avoir lu les nombreux exemples d’erreurs dans lesquelles ils sont tombés. Cf. S. Berger, La Bible au XVIe siècle, Paris, 1879, p. 10-22. Le maître des histoires, Pierre Comestor, cf. C. Trochon, Essai sur l’histoire de la Bible dans la France chrétienne au moyen âge,

Paris, 1878, p. 54-65, et les traducteurs d’Aristote sont souvent malmenés, mais toujours avec preuves à l’appui. Cf. Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, 1852, p. 160-170. Il y a deux docteurs contre lesquels Bacon s’élève plus particulièrement, Alexandre de Halès et Albert le Grand ; Alexandre était mort depuis vingt-deux ans ; Albert était encore en vie, Bacon écrit contre eux un réquisitoire violent, qu’on ne cesse de lui reprocher. Op. min., p. 325-328 ; Op. tert., c. ix, p. 30, 31, 33, 37, 38, 42. Cf. V. Cousin, op. cit., p. 186 ; P. Mandonnet, Si’ger de Brabant, p. lviii-lx.

Bacon, d’ailleurs, s’en explique avec franchise et sans détours : « Dieu m’est témoin que j’ai tant insisté sur l’ignorance de ces deux hommes uniquement pour éclairer les esprits. Le public croit qu’ils ont tout connu. Il les suit comme des oracles. Quand je dis qu’ils n’ont pas connu les sciences, je ne leur fais aucun tort, puisque je ne dis que la vérité. Ils ont du mérite, mais pas autant qu’on le croit. Le dernier principalement, malgré les erreurs dont ses écrits sont pleins, ejits scripta plena sunt falsitatibus, a une autorité dont jamais homme sur terre n’a joui. C’est bien à contrecœur que j’en parle ; mais ce n’est pas sans motif grave : nul parmi les latins n’a eu une influence aussi néfaste, studium philosophise per ipsum est corruptum plus quant per omnes qui fuerunt unquam inter lathws ; c’est une raison de l’attaquer plus fortement. Si j’excède parfois dans la louange ou dans le blâme, si j’emploie des termes étonnants, si verba excessivse taudis vel vituperii…, verba aliquando grandia insérant, c’est que la vérité le demande. Ce n’est point par présomption ou irrévérence que je parle ainsi, non ex præsumplione nec insolentia sic loquor, mais uniquement pour acquit de conscience. Désireux de plaire à Dieu et à son vicaire j’y apporte un soin scrupuleux, ex cerla conscienlia et scienter hic invigilo. Et puisque Votre Sainteté m’a commandé de lui envoyer des écrits doctrinaux, je n’ai pas voulu lui taire le véritable état des choses. Je serais un sot et le pire des sots, stultus quidem essem immo stultissimus, si je lui proposais l’erreur en quoi que ce soit. Dieu et ma conscience sont témoins que je n’écris que ce que je crois être l’absolue vérité. » Englishhist. rev., toc. cit., p. 503, 504 ; Op. min. ; Op. tert., loc. cit.

Ce jugement sévère trouve confirmation sur un point particulier. Parlant de la Somme théologique du docteur irréfragable, Bacon écrit, Op. min., p. 326, qu’elle n’est pas de lui seul, mais bien d’une collectivité : ascripserunt ei magnam Summam illam… quant ipse non fecit, sed alii ; et tamen propter reverenliam adscripta fuit ; et vocatur Summa fratris Alexandri ; et si ipse fecisset vel magnam partent, etc. Ce renseignement est-il fautif ? Cf. Prosper de Martigné, op. cit., p. 4-8. Voir t. i, col. 778. Les recherches de la critique sont de plus en plus favorables à Bacon. Si l’on hésite à affirmer que la question xcn de la IIe partie de la Somme est prise dans saint Bonaventure, In IV Sent., 1. II, disp. XXIII, a. 2, q. (-m, il est prouvé que les questions xxx, xxxi, de la IVe partie sont empruntées mot à mot au docteur séraphique. Qusest. disput. de perfectione evangelica, q. il, a. 1, 2. Le P. Ehrle a trouvé des manuscrits du xiiie siècle qui permettent de rapporter à Jean de la Rochelle, à Guillaume de Méliton et à Eudes Rigaut certaines autres questions. Cf. Opéra omnia S. Bonaventurse, prolegomena, c. i, § 3, t. I, p. lvii-lxiii ; t. il, p. 864 ; prolegomena, § 3, t. iii, p. iv-v ; prolegomena, c. ii, § 4, t. v, p. xii-xiv.

En résumé, les sciences glorifiées par Bacon ont triomphé. Plusieurs réformes proposées par lui ont été accomplies. La scolastique est morte des abus mêmes qui la viciaient déjà à son apogée. Le temps a justifié l’ensemble de l’œuvre de celui que Humboldt a appelé le plus grand génie du moyen âge.