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VOLTAIRE. INFLUENCE

le prestige de la France et où grandissent la puissance et le prestige de Frédéric II et de Catherine II, É. Faguet conclut : « Voltaire n’avait pas l’idée de ce que peut être la patrie, ni aucun sentiment patriotique…, il n’aime pas les gens qui aiment leur pays ; … cela lui semble un fanatisme aussi condamnable et aussi absurde que les autres. » Op. cit., p. 6-7. É. Faguet exagère, disent les admirateurs de Voltaire. Ils sont obligés cependant de reconnaître que Voltaire, comme tous les « philosophes », se jugeait citoyen du monde avant d’être français, que son désir de flatter Frédéric II et Catherine II et sa haine de « l’Infâme » lui dictèrent en la matière des propos regrettables. Cf. A. Mathiez, Pacifisme et nationalisme au XVIIIe siècle, loc. cit., janvier-février 1935, p. 4-6. Peut-être É. Faguet avait-il donné la note juste quand il avait écrit de Voltaire : « Ce n’est pas qu’il en veuille précisément à la France. Il n’en tient pas compte. Que d’énormes monarchies qui ne risquent pas d’être catholiques et dont il espère naïvement qu’elles seront

« philosophiques » se forment dans le monde, il lui

suffit. » Dix-huitième siècle, 7e édition, in-12, Paris, 1890, p. 235.

Voltaire et la guerre. Pacifisme de Voltaire. — Toute guerre est « fléau et crime », Dictionnaire, art. Guerre ; fléau, parce qu’elle traîne à sa suite la peste et la famine, ibid. ; crime, parce qu’elle est

« l’art de surprendre, tuer et voler ». L’A. B. C.,

5e entretien, De la manière de perdre sa liberté, loc. cit., p. 343. « Le crime de la guerre consiste à commettre un grand nombre de crimes au front de bandière. » Ibid., 11e entretien, Du droit de la guerre, loc. cit., p. 368. « Le mal qu’elle ne fait pas, c’est le besoin et l’intérêt qui l’arrêtent. » Ibid., p. 372. » Il n’y a pas de guerre juste », ibid., quoi qu’en ait dit Montesquieu, Esprit des lois, l. X, c. ii, cf. Dictionnaire, loc. cit. Une guerre juste, « cela paraît contradictoire et impossible ». L’A. B. C., loc. cit. Il n’y a qu’un seul remède, tant la guerre « est le partage affreux de l’homme » Dictionnaire, ibid., c’est « de se mettre en état d’être aussi injuste que ses voisins », autrement dit de se faire craindre. Et ce lui est une occasion de parler avant J. Benda de la « trahison des clercs », en entendant ce mot en son sens restreint. La religion naturelle condamne la guerre puisqu’elle condamne l’injustice ; « la religion artificielle encourage à toutes les cruautés » de la guerre. « Chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux », et de tous ces prédicateurs qui multiplient leurs sermons « à peine en trouverez-vous deux qui osent dire quelques mots contre ce fléau et ce crime de la guerre qui contient tous les fléaux et tous les crimes ». Dictionnaire, loc. cit. — Sur tous ces points, cf. H. Sée, art. cit. et Les idées politiques en France au XVIIIe siècle, in-12, Paris, 1920.


IV. Influence de Voltaire. Le voltairianisme. — Le 30 mars 1788, à la Comédie-Française, Paris couronnait « le roi Voltaire ». Malgré ses défauts : son manque de loyauté, qu’on n’excuse pas en invoquant l’asservissement de la presse et la rigueur des sanctions, ses injustices, ses petitesses et d’un autre côté les insuffisances, qu’a si bien notées Guénée, de son érudition, les limites même de son génie — il ne posséda à aucun degré le sens mystique, ni à un haut degré la faculté métaphysique, et son

« bon sens » l’a prévenu contre certaines hypothèses,

comme l’évolution, qui devaient renouveler la science, — il commanda la pensée de son siècle.

Non qu’il ait imposé à son époque un ensemble d’idées qu’elle n’eût pas eues sans lui : il n’est pas un Descartes et il n’a tant d’influence sur son siècle que pour être, comme ce siècle, un disciple des Bayle, des Fontenelle, des déistes anglais ; mais il est le chef incontestable de l’équipe dont les efforts convergents propagent les mêmes idées ; il est de ces idées véritablement le vulgarisateur, les exposant avec une irrésistible passion, les affranchissant de toute rigueur philosophique, leur donnant l’aspect du bon sens.

« Ce n’est pas seulement par de grands talents qu’un

écrivain prend de l’ascendant sur son siècle, a dit Bonald, Mélanges littéraires, t. i, in-8°, Paris, 1852, Des écrits de Voltaire, p. 3 : c’est bien plus par des passions fortes qui doublent la puissance du talent, en le dirigeant vers le même but. Et si, à de grands talents, mis en œuvre par une forte passion, l’écrivain joint l’indépendance que donne une grande fortune, il peut se créer un véritable pouvoir dans la société. L’heureux Voltaire a réuni tous ces moyens de succès. Un esprit supérieur fut constamment, chez cet homme célèbre, aux ordres d’une passion violente et opiniâtre : sa haine désespérée contre le christianisme ; et, grâce à sa fortune, son temps et celui des autres fut au service de son esprit et de sa passion. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de la prodigieuse influence qu’il a exercée sur ses contemporains. » Et Bonald ajoute : « Voltaire est depuis longtemps parmi nous un signe de contradiction. »

Vainement d’honnêtes écrivains, Bouillier, un protestant, Nonnotte, Guénée… combattirent son influence ; vainement les Assemblées du clergé multiplièrent les condamnations : l’Assemblée de 1775 condamna le Sermon des Cinquante, l’Examen impartial attribué à lord Bolingbroke, les Questions sur l’Encyclopédie ; la même, après celle de 1770, publia un Avertissement aux fidèles sur les funestes effets de l’incrédulité ; elle fit appel au bras séculier : ces démarches se heurtèrent à l’indifférence des fidèles ou à la complicité des ministres. Après la mort de Voltaire, quand il fut question de publier ses Œuvres complètes et, donc, à côté de tant de livres et de brochures hostiles, cette Correspondance, où, pendant vingt ans, Voltaire déclare qu’il faut détruire « l’Infâme », les Assemblées de 1780 et de 1785 protestèrent en vain. Si, le 3 juin 1785, un arrêt du conseil royal supprima cette édition, elle n’en circula pas moins. C’était l’édition de Kehl. Cf. Monod, op. cit., p. 459-460 ; Picot, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique, t. v, passim.

Ainsi, c’est sous la poussée de Voltaire principalement que s’est réalisé le monde moderne, en préparation depuis le début du siècle, où l’État, affranchi de l’Église et purement laïque, garantit à chaque citoyen les libertés de la personne, de la pensée, de la parole, de la presse, de la conscience et du culte.

Cela commença par l’édit de tolérance du 24 novembre 1787, où il n’est pas exagéré de retrouver l’influence de l’affaire Calas et du Traité de la tolérance. Cela continua par la Déclaration des droits. La plupart des constituants sont les disciples de Voltaire et les

« Principes de 1789 » sont les siens. « Tous les résultats

sont là », aimait à dire de l’œuvre de Voltaire le constituant Sieyès. Cf. J.-R. Carré, Pour le cent cinquantenaire de la Révolution française. La conquête de la liberté spirituelle, dans Revue de métaphysique et de morale, octobre 1939, p. 635-644 ; D. Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 2e édit., in-8°, Paris, 1934, p. 82-89 ; J.-G. Stakemann, Voltaire, Wegbereiter der französischen Revolution, in-8°, Berlin 1936. Ce n’est donc pas sans raison que, le Il juillet 1791, la Constituante décernait à Voltaire les honneurs du Panthéon. Elle réalisa également le programme religieux qu’il avait établi, en attendant le déisme : suppression de ordres religieux, sécularisation des biens ecclésiastiques, Constitution civile réduisant le clergé à un corps de fonctionnaires salariés, dépendant uniquement de l’État, sans partage avec « un étranger ». Voltaire a eu son influence aussi