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TRINITÉ. LA FOI DE L’ÉGLISE NAISSANTE


Jésus dès les temps les plus anciens du christianisme. Jésus lui-même avait-il reçu ce titre de ses apôtres et ceux-ci s’en servaient-ils habituellement dans leurs relations avec lui ? La chose est possible ; encore faudrait-il que nous fussions mieux assurés sur les mots araméens qu’ils employaient. Il semble que peut-être ils aient dit plus volontiers « maître », « rabbi », que « Seigneur » ; mais ils pouvaient cependant employer aussi ce dernier mot, pour marquer la respectueuse dépendance dans laquelle ils se plaçaient a l’égard de celui qui les dominait de toute sa sainteté et de toute sa puissance. Il est en tout cas notable que saint Marc et saint Matthieu emploient rarement le mot Seigneur pour parler de Jésus, tandis que Luc s’en sert d’une manière en quelque sorte habituelle : nous croyons saisir dans cet usage comme un reflet de l’enseignement de saint Paul.

En toute hypothèse, il est certain que, pour ses premiers fidèles, Jésus est « le Seigneur ». Il suffit de lire le livre des Actes pour s’en rendre compte. Or, dans la langue des Septante, le titre de Seigneur avait été très spécialement réservé à Dieu ; c’était le mot par lequel les traducteurs grecs avaient rendu dans leur langue le nom ineffable de Jahvé. Attribuer au Christ le nom divin, n’est-ce pas équivalemment reconnaître sa divinité ? On saurait d’autant moins échapper à cette conclusion que l’on voit très souvent les écrivains du Nouveau Testament employer à propos de Jésus des textes que l’Ancien Testament avait écrits à propos de Jahvé. « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé », écrit saint Paul, Rom., x, 13, en citant, à propos du Christ, un texte de Joël, iii, 5 ; de même dans I Cor., ii, 16 : « Qui connaît la pensée du Seigneur et peut l’instruire ? », nous retrouvons une citation d’Isaïe, xl, 13. Plus bas, I Cor., x, 9, l’Apôtre rappelle d’après Ps., xcv, 8-9, les infidélités des Juifs dans le désert : « Ne tentons pas le Seigneur, comme plusieurs des Juifs l’ont tenté. » Dans I Cor., x, 21, il reprend un texte de Malachie, i, 7, 12 :

« Vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur

et à la table des démons. »

On pourrait faire une remarque analogue à propos de certaines expressions qui sont appliquées tantôt au Père, tantôt au Fils, désignés l’un et l’autre par le nom de Seigneur, sans qu’il soit toujours possible de préciser à qui l’écrivain a réellement pensé : la crainte du Seigneur, la grâce du Seigneur, la foi au Seigneur, la conversion au Seigneur, le service du Seigneur, la prédication de la parole du Seigneur, la voie du Seigneur, la volonté du Seigneur, « Rien n’est plus significatif que ces habitudes de langage : on y saisit, plus clairement que dans toutes les thèses, ce que la religion chrétienne présente dès l’origine de nouveau et en même temps de traditionnel : la croyance au Christ, le culte du Christ apparaît au premier plan et cependant l’antique foi à Jahvé n’est pas supplantée par cette foi nouvelle ; elle ne s’est pas non plus transformée en elle ni juxtaposée à elle ; le culte chrétien ne s’adresse pas à deux Dieux ni à deux Seigneurs et cependant il se porte avec la même confiance et le même amour vers Jésus et vers son Père. » J. Lebreton, 'op. cit., p. 368.

Il est en effet remarquable que la foi en Jésus ne diminue en rien la ferveur de l’adhésion au monothéisme. Il n’y a qu’un seul Dieu : la première communauté de Jérusalem, recrutée parmi les Juifs ne pouvait pas hésiter à ce sujet ; mais les chrétientés issues du paganisme n’hésitent pas davantage. Ce dogme est la pierre fondamentale ; nul n’oserait y toucher. Cependant Jésus est Seigneur ; et ce titre marque clairement qu’il appartient à la sphère divine, disons plus clairement : qu’il est Dieu. Rien n’est plus caractéristique que les invocations de saint Etienne mourant :

« Seigneur Jésus, reçois mon esprit ; Seigneur, ne leur

impute pas ce péché. » Act., vii, 59-60. On a noté depuis longtemps la ressemblance de ces prières avec celles que le Sauveur lui-même avait prononcées du haut de la croix. La mort du disciple est semblable à celle de son maître. Mais, tandis que Jésus s’était adressé à son Père, le premier des martyrs s’adresse à ce Jésus qu’il voit debout à la droite de Dieu et qui est l’objet de son amour passionné. N’est-ce pas parce que Jésus est Dieu, comme le Père, et que l’un et l’autre peuvent exaucer les prières des hommes ?

Il est vrai que, parfois, Jésus apparaît dans une position subordonnée par rapport à son Père et cela est remarquable dans certains passages où il est question de la vie terrestre du Sauveur. Celui-ci est alors désigné par le terme παῖς, qui signifie à la fois enfant et serviteur, un peu comme notre mot français garçon. Dans le second discours de saint Pierre, nous lisons que « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son enfant, que vous, les Juifs, avez remis et livré à Pilate ». Act., iii, 13. Et plus loin :

« C’est pour vous d’abord que Dieu a ressuscité son

enfant et l’a envoyé pour vous bénir, afin que chacun se convertisse de ses méchancetés. » Act., iii, 26. Dans la prière des chrétiens, nous retrouvons le même mot :

« Ils se sont assemblés dans cette cité contre ton saint

enfant, Jésus, que tu as oint. Hérode et Ponce-Pilate avec les païens et les peuples d’Israël… Et maintenant, Seigneur, donne à tes serviteurs d’annoncer ta parole en toute confiance ; parce que tu étendras la main pour guérir, pour accomplir des signes et des prodiges par le nom de ton saint enfant Jésus. » Act., iv, 29, 30. Peut-être y a-t-il dans ces passages une réminiscence de la prophétie sur le serviteur de Jahvé. Peut-être ne faut-il voir dans le mot de παῖς qu’un synonyme moins clair de υἱός : la question reste un peu obscure. Mais nous ne saurions oublier que Jésus lui-même s’est à plusieurs reprises déclaré le serviteur de tous : il n’y a pas lieu de s’étonner si la première génération chrétienne a gardé le souvenir de ce service.

Nous nous en étonnons moins encore si nous nous rappelons que les thèmes habituels de la prédication apostolique étaient la vie publique, la passion et la résurrection de Jésus. Lorsqu’il s’agit de remplacer Judas dans le collège des Douze, on exige que celui qui devra être élu ait accompagné Jésus depuis les débuts de son enseignement en Galilée, voire depuis le baptême de Jean, et qu’il soit, avec les autres, un témoin de la résurrection. Les quelques discours apologétiques dont les Actes nous ont gardé la trame sont consacrés en effet à retracer les grands épisodes de l’histoire du Maître. Force est bien alors de le replacer dans son cadre humain, de le représenter dans l’exercice de ses fonctions humains. On peut donc dire que Jésus a été un homme juste et saint, Act., iii, 14 ; cf. xxii, 14 ; que Dieu l’a oint d’Esprit-Saint et de puissance ; qu’il a passé en faisant le bien et en guérissant tous les possédés du diable, parce que Dieu était avec lui, Act., x, 38 ; qu’il a été un homme approuvé de Dieu par les prodiges, les miracles et les signes que Dieu a accomplis par lui au milieu des Juifs, Act., ii, 22 ; que Dieu l’a ressuscité des morts, Act., ii, 24 ; iii, 15, 26 ; iv, 10 ; v, 30 ; x, 40 ; xiii, 30.

Ces formules, tout au moins quelques-unes d’entre elles, nous semblent étranges, et nous ne voudrions plus les employer sans explications. Il ne faut pas oublier, si l’on veut en comprendre l’exacte portée, qu’elle mit été employées par des compagnons du Sauveur, parlant habituellement à des hommes qui avaient été les témoins de sa mort ignominieuse ou du moins l’avaient entendu raconter par des témoins immédiats. L’insistance avec laquelle est rappelée l’humanité de Jésus n’empêche pas les apôtres de lui