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1999
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TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, MARIANA

le juger. Notre juriste va même plus loin : il professe que le seul fait de méditer la mort du roi mérite la peine capitale ; et le même châtiment est dû à ceux qui, dans leurs écrits, approuvent le régicide ou y incitent les sujets. Ainsi Bodin distingue soigneusement le régicide du tyrannicide. S’il admet la légitimité du meurtre de l’usurpateur, il s’insurge contre ceux qui l’accomplissent par passion politique ou religieuse. Quant au tyran de gouvernement, s’il admet théoriquement qu’on puisse parfois le mettre à mort, il prend toutes ses précautions pour enlever à ses principes toute nocivité pratique : par là il se distingue nettement de ses contemporains. C’est dire qu’en définitive, Bodin n’est pas aussi éloigné qu’il paraît au premier abord, de la doctrine orthodoxe, qui subordonne la légitimité du tyrannicide à une série de conditions assez difficilement réalisées.

Chez Dominique Soto (1494-1560), nous rencontrons une doctrine d’une timidité vraiment excessive en matière de résistance à la tyrannie. Dans son De justitia et jure, ce théologien en renom, parlant du droit de légitime défense, professe que si l’agresseur est un roi, un prince ou tout autre personnage très utile à l’État, et que la personne attaquée soit de condition vile et sans utilité pour la nation, elle doit subir la mort et ne peut se défendre ! L. V., q. i, a. 3 et 8. Dans une telle perspective la question de licéité du tyrannicide ne se pose même pas.

Le jésuite Louis Molina (1535-1600) donne une note plus juste lorsqu’il écrit : Tyrannum primo modo (id est regiminis) nefas est privatis interficere. Posset tamen unusquisque ab eo se defendere vim vi repellendo, cum moderamine inculpatæ tutelæ eum interficere, si ita effet opus ad propriam vitam defendendam, quam ille injuste inferre vellet. Posset etiam respublica ipsa quoad capita convenire eique resistere…, si id ita excessus illius bonumque commune efflagitarent. Quant au tyran d’usurpation, l’auteur professe que tout citoyen peut licitement le mettre à mort, à moins que de ce meurtre ne doivent résulter de plus grands maux pour la nation. De just. et jure, Cologne, 1614, t. iv, col. 539-540.

Le cas Mariana (1536-1624). — L’ouvrage de ce jésuite espagnol, De rege et régis institutione, mérite une mention spéciale, tant à cause du retentissement qu’il eut, à peine composé, que des polémiques qu’il suscita même après la mort de l’auteur. Le livre parut à la fin de 1598 (l’édition de Tolède porte la date de 1599), entre la mort d’Henri III et celle d’Henri IV, c’est-à-dire à une époque où les passions religieuses et politiques étaient particulièrement excitées. Le savant religieux, plus historien que moraliste, ne fut pas personnellement mêlé aux querelles de son temps. Voir Mariana, t. ix, col. 2336-2338. Mais les circonstances expliquent les réactions qui se produisirent dès la première édition de son ouvrage. Les éditions subséquentes subirent des modifications. Cf. Labitte, De jure politico quid senserit Mariana, Paris, 1841.

Au sujet de l’origine du pouvoir, l’auteur enseigne que le peuple est au-dessus des princes, auxquels il délègue son autorité non pour toujours, mais pour un temps. Ayant fait la distinction entre le roi et le tyran, il pose au c. vi du l. I la question : An tyrannum opprimere fas sit ? Avant de répondre, il fait appel aux exemples célèbres de l’antiquité, et, dans un passé tout récent, au meurtre d’Henri III. De ces faits, il conclut à la nécessité pour les princes d’apaiser les âmes de la multitude, « âmes auxquelles on ne commande pas comme aux corps » ; les souverains y apprendront aussi que « leur puissance est chancelante, lorsque le respect est disparu de l’esprit des sujets ». Il en vient ensuite au meurtrier d’Henri III, au sujet duquel il écrit ces paroles qu’on lui a si souvent reprochées, et qui ont été supprimées dans les éditions postérieures : Cæso rege, ingens sibi nomen fecit cæde ; cædes expiata, ac manibus (aux mânes) Gui sani ducis perfide perempti regio sanguine est paren tatum… Sic Clemens periit, æternum Galliæ decus, ut plerisque visum est, viginti quatuor natus annos, simplici juvenis ingenio, neque robusto corpore, sed major vis vires et animum confirmabat… L. I, c. vi, éd. de Tolède, 1599, p. 68-69, Bibl. nat., E, 1106. Mariana note cependant qu’au sujet du geste du moine, les opinions sont partagées : non una opinio fuit…, p. 70 : à côté des admirateurs, il y a ceux qui refusent à un simple particulier le droit de tuer un roi accepté par le peuple et ayant reçu l’onction du sacre, fût-il de mœurs perdues et dégénéré en tyran. Même si l’on admet que l’auteur incline à se ranger parmi les admirateurs de Jacques Clément, on ne saurait lui attribuer sans réserve des éloges qu’il place dans des bouches autres que la sienne : « Clément gloire éternelle de la France ! … il a paru tel à la plupart. » Mariana, religieux confiné dans son monastère, au milieu de ses livres, a sans doute accepté le jugement que portait son entourage espagnol sur le roi Henri III, et cela expliquerait l’enthousiasme qui l’anime à la nouvelle de la disparition de celui que l’on avait représenté comme le type accompli du tyran.

Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse ici et ce qui paraît clair, c’est que le théologien espagnol admet la légitimité du tyrannicide accompli dans certaines circonstances : « …Les Thrasybule, les Harmodius, les Bru tus ont acquis de la sorte la gloire dont brille leur nom, en même temps que le droit à la gratitude que leur voua publiquement la postérité : Qui osa jamais blâmer leur audace ? Ne l’a-t-on pas plutôt jugée digne des plus hautes louanges ? » Et cela, dit notre auteur, est communis sensus, quasi quædam natures vox mentibus nostris indita, auribus insonans lex, qua a turpi honestum secernimus ; autrement dit c’est le bon sens et le droit naturel ; c’est pourquoi, « loin de blâmer, il semble qu’il faille plutôt louer celui qui, au péril de sa vie, procure le salut de tous.

Un peu plus loin, l’auteur donne les précisions suivantes : s’il s’agit d’un tyran d’usurpation, tout particulier peut le tuer, même sans jugement ni mandat reçu du peuple. Quant à celui qui détient le royaume par droit héréditaire ou en vertu de la libre élection de la nation, il faut user de beaucoup plus de prudence et de circonspection. La première attitude est d’abord la résignation, le support des vices du prince, par crainte de plus grands maux. Mais, lorsque la tyrannie devient intolérable, par exemple, si le prince perd la patrie, s’il appelle sur son sol l’ennemi du dehors, s’il pille les richesses nationales et celles des particuliers, s’il affecte le mépris des lois et de la religion », voici la procédure modérée qu’indique Mariana : Il faudra d’abord, si la chose est possible, rassembler les États (publici conventus), c’est-à-dire les représentants de la nation qui feront au prince une monition (monendus). S’il refuse de s’amender et qu’il n’y ait aucun autre moyen de le ramener à de meilleurs sentiments, la nation pourra le déclarer déchu du trône et, comme la guerre s’ensuivra, elle déclarera son intention de se défendre. Et si la nation était dans l’impossibilité de sauvegarder ses intérêts vitaux par un autre moyen, elle pourrait faire périr le tyran, après l’avoir déclaré ennemi public. Même pouvoir est alors reconnu à tout particulier qui se sent le courage d’agir : Eademque facultas esto cuique privato, qui spe impunitatis objecta, neglecta sainte, in conatum adjuvandi rempublicam ingredi volueril. C. vi, p. 75. Sur ce dernier point, notre auteur se sépare déjà de l’enseignement commun des théologiens de son temps. Mais il va plus loin encore.