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TERTULLIEN. VIE

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fougue qui ne cessa jamais d’être le trait dominant de son caractère, il se consacra sans retard à la défense de ses nouvelles convictions. Il devait s’y dépenser jusqu’à son dernier souffle.

Saint Jérôme, De vir. illustr., 53, assure qu’il fut prêtre ; si cette affirmation est exacte, son ordination aurait suivi d’assez près son retour à Carthage. De fait, quelques-uns de ses ouvrages, comme le De oratione, le De baptismo, le De pœnitentia, ressemblent assez à des homélies qui auraient été prononcées devant l’assemblée des fidèles. Pourtant nombreux sont aujourd’hui les historiens qui refusent d’ajouter foi au témoignage de Jérôme et l’on est allé jusqu’à écrire que le sacerdoce de Tertullien était très invraisemblable. En tout cas, que ce fût, comme prêtre ou comme laïque, Tertullien mit toute sa science et toute son activité au service du christianisme. Pendant plusieurs années, il demeura fidèlement attaché à l’enseignement de l’Église catholique et il n’apporta pas moins de zèle à combattre les hérésies qu’à réfuter le paganisme.

Peu à peu cependant, il se détacha de l’Église : la crise qu’il traversa alors et qui se développa pendant huit à dix ans, de 203-204 à 212 environ, nous est mal connue, car il évite de parler de lui dans ses ouvrages et, si l’on peut y saisir les transformations progressives de ses opinions religieuses, on n’y trouve pas l’indication des motifs qui seraient de nature à les expliquer. Faut-il faire intervenir des ambitions déçues et Tertullien aurait-il souffert de voir que ses coreligionnaires ne l’appelaient pas à la dignité épiscopale ? Faut-il croire que son rigorisme, de plus en plus outrancier, a reçu une impression pénible de la vie trop facile, peut-être relâchée à ses yeux, que menaient quelques fidèles ? Son esprit indépendant n’aura-t-il pas pu supporter le joug que prétendait lui imposer la règle de foi et se sera-t-il réjoui de trouver dans la « nouvelle prophétie » la liberté qu’il ne possédait pas dans l’Église ? Ces hypothèses et d’autres encore peuvent être également formulées, sans qu’aucune s’impose avec certitude.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que, à partir de 204 ou à peu près, nous l’entendons parler, avec une sympathie de plus en plus marquée, de l’action de l’Esprit-Saint dans l’Église, des prophéties, des visions, des extases ; nous le voyons aussi louer les pratiques d’un ascétisme rigide en usage dans les communautés montanistes et critiquer par contre la tolérance dont témoigne l’Église catholique en ce qui regarde le costume des femmes, le voile des vierges, les secondes noces, les jeûnes. Bientôt, il ne parle plus des catholiques qu’en les désignant sous le nom de « psychiques », comme s’ils ne possédaient pas les lumières de l’Esprit-Saint réservées aux « pneumatiques ».

Vers 213, il perd toute retenue. Quelques incidents, futiles ou envenimés, dont il est le témoin indigné, hâtent l’heure de la complète rupture. Des soldats chrétiens acceptent de recevoir la couronne de laurier prescrite pour la cérémonie du donativum ; certains fidèles et de nombreux évêques même approuvent la fuite en temps de persécution ; de nombreux chrétiens occupent des situations ou remplissent des métiers qui, de près ou de loin, les mettent en danger de pactiser avec l’idolâtrie. Tertullien s’insurge contre de tels usages. Il faut, selon lui, choisir d’une manière absolue entre Dieu et le monde. Il n’y a pas de milieu entre le vice et la vertu ; et, puisque les catholiques approuvent les transactions, il ne lui reste plus, à lui-même, qu’à quitter une Église dans laquelle il ne peut plus espérer faire son salut.

Aigri par la lutte, vieilli aussi sans doute, il s’enferme alors dans un silence qu’il ne rompt plus qu’en de rares occasions, pour lancer un pamphlet haineux et violent contre ceux qu’il a quittés. Après avoir con sacré le meilleur de son activité à écrire, il juge son œuvre terminée, si bien que nous ne savons absolument rien de ses dernières années. On date par conjecture son traité De pudicitia du temps du pontificat de saint Calliste (217-222) et l’on croit que ce livre est le dernier ouvrage sorti de sa plume. Vécut-il encore longtemps après l’avoir rédigé ? On ne saurait le dire. Saint Jérôme, loc. cit., prétend qu’il parvint à une extrême vieillesse, ce qui a permis à quelques-uns de placer sa mort vers 240-250 : l’expression très générale qu’emploie son biographe ne nous oblige pas à descendre aussi bas et il semble bien qu’au temps de saint Cyprien, Tertullien faisait déjà figure d’un homme du passé ; autant dire qu’il avait quitté ce monde aux environs de 220.

Selon saint Augustin, De hæres., lxxxvi, sa vieillesse aurait été solitaire, car il n’aurait pas mieux réussi à s’entendre avec les montanistes qu’avec les catholiques et il aurait fini par grouper autour de lui quelques rares fidèles, appelés de son nom tertullianistes. La secte ainsi formée mena pendant longtemps une existence obscure, mais entêtée ; et ce fut seulement au début du ve siècle que saint Augustin eut la joie d’en ramener les derniers survivants au sein de l’Église catholique.

S’il fallait définir d’un mot le caractère de Tertullien, peut-être est-ce celui de passionné qui conviendrait le mieux. Tertullien, en effet, ne connaît pas la mesure : dès qu’il a une idée, il la pousse jusqu’à ses dernières conséquences, sans aucun souci des exigences de la vie réelle. Pour lui, il n’y a pas de milieu entre le bien et le mal, entre la vérité et l’erreur. Il prêche la vérité, ou ce qu’il croît être tel, avec fougue, avec emportement ; mais, s’il lui arrive de croire qu’il s’était trompé et qu’il avait commencé par frayer avec l’erreur, il n’hésite pas à brûler ce qu’il avait adoré, avec la même fougue et le même emportement. Dès qu’il est converti au christianisme, il attaque sans merci les païens, les juifs, les hérétiques. Il ne se contente pas de défendre la religion qui est devenue la sienne ; il passe vigoureusement à l’offensive, avec une telle éloquence qu’il subjugue et entraîne ses lecteurs : n’est-on pas tenté de croire, en lisant {’Apologétique, que réellement, à la fin du iie siècle et tout au moins à Carthage, les chrétiens forment déjà la grande majorité de la population et que le paganisme est presque réduit à se cacher, honteux de sa défaite ? Par contre, il lui suffit de constater, dans l’Église catholique, certaines faiblesses qui lui déplaisent pour qu’il se détache d’elle et qu’il apporte, pour la combattre, la même ardeur qu’il avait mise à soutenir sa cause : on suit, dans ses derniers écrits, les progrès de sa désaffection, jusqu’à ce qu’enfin, dans le De pudicitia, on le voie perdre toute retenue. L’Église à laquelle il appartient dès lors, ce n’est plus celle dont les évêques sont les chefs, cette Église déchue qui pardonne aux adultères et accueille dans son sein les plus grands coupables ; c’est l’Église spirituelle, à laquelle seuls peuvent appartenir des innocents.

De l’homme passionné, Tertullien a toutes les qualités ; il a plus encore tous les défauts. Il avoue lui-même qu’il n’est pas patient et l’on n’avait pas besoin de cet aveu pour s’en rendre compte. Il n’est pas plus pondéré dans ses jugements : on dirait parfois, à l’en croire, qu’il n’y a pas de faute légères ou de pécheurs excusables. Il sait bien qu’il n’en est pas ainsi ; mais, après avoir exposé avec calme une doctrine exacte, il ne tarde pas à se laisser entraîner aux exagérations les plus manifestes. Le paradoxe ne l’effraie pas ; au contraire il le cultive avec une sorte de prédilection : sous prétexte de condamner les secondes noces, il en arrive presque à interdire le mariage ; lui-même après avoir dit que les vierges doivent porter un vêtement