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    1. THOMISME##


THOMISME. MÉTAPHYSIQUE : PUISSANCE ET ACTE

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une divergence très notable entre saint Thomas et Suarez, qui revient dans une certaine mesure à la position de Duns Scot.

c) La notion d’être. — Selon les thomistes, la divergence première entre ces deux conceptions porte sur la notion même de l’être (ens), dont traite l’ontologie avant même de parler des divisions de l’être. Pour saint Thomas, ens non est univocum, sed analogum, alioquin divers ificari non posset. Ce qui est univoque, comme un genre, est diversifié par des différences extrinsèques au genre, comme l’animalité par la différence de chaque espèce animale ; or, rien n’est extrinsèque à l’être (ens), rien n’est en dehors de l’être. Parménide disait : a L’être ne peut être diversifié et multiplié que par autre chose que l’être ; or, ce qui est autre que l’être est non-être et le ron-être n’est pas. » Saint Thomas a répondu In Metaph., t. I, c. v, lect. 9 : In hoc decipiebatur (Parmenides et discipuli ejus) quia utebantur ente, quasi una ratione et una natura, sicut est natura alicujus generis. Hoc autem est impossibile. Ens enim non est genus, sed multipliciter dicitur de diversis. Voir la 4e des xxiv thèses thomistes.

Duns Scot est revenu d’une certaine manière à la doctrine de Parménide en disant : l’être est univoque. Opus Oxon., t. I, dist. III, q. ii, n. 5 sq. ; disl. V, q. i ; dist. VIII, q. m ; IV Metaph., q. i. Suarez cherche une voie moyenne entre saint Thomas et Scot, et soutient que le concept objectif de l’être est simpliciter unus et que, par suite, tout ce qui est en quelque manière, comme la matière et l’essence, est être en acte. Cf. Suarez, Disp. Met., II, sect. 2, n. 34 ; XV, sect. 9 ; XXX et XXXI. De ce point de vue on ne peut plus concevoir la pure puissance ; elle serait extra ens et pur néant. Ainsi n’est plus conservée la vraie notion aristotélicienne de la puissance réelle (milieu entre l’acte et le néant), précisée pour résoudre les arguments de Parménide, qui restent alors insolubles.

On comprend qu’un thomiste peu après le concile de Trente, Reginaldus, O. P., dans son ouvrage Doctrinal D. Thomæ tria principia, ait posé comme premier principe : Ens est transcendens et analogum, non univocum ; comme second principe : Deus est actus purus, solus Deus est suum esse ; et comme troisième : absoluta specificantur a se, relativa ab alio.

d) Notion métaphysique de Dieu. — De cette divergence que nous venons de noter entre saint Thomas et Suarez, au début de l’ontologie, in via inventionis, il en résulte une autre au sommet de la métaphysique. Les thomistes soutiennent que la vérité suprême de la philosophie chrétienne est, selon saint Thomas, celleci : in solo Deo essentia et esse sunt idem ; cf. I », q. iii, a. 4. Ce qui est nié par ceux qui refusent d’admettre la distinction réelle entre l’essence créée et l’existence.

Selon les thomistes cette vérité suprême est le terme de la voie ascendante qui s’élève du monde sensible vers Dieu, et le point de départ de la voie descendante, qui déduit les attributs divins et détermine les rapports de Dieu et du monde. Cf. N. del Prado, O. P., De veritale fundamenlali philosophise christianæ, 1911, p. xliv sq. et ici l’art. Essence et Existence.

De cette vérité suprême : solus Deus est suum esse, in ipso solo essentia et esse sunt idem, dérivent aux yeux des thomistes beaucoup d’autres vérités qui sont formulées dans les xxiv thèses thomistes. Nous n’y insisterons pas ici, car nous retrouverons ce problème plus loin, en parlant de la structure du traité théologique De Deo uno. Notons seulement les principales vérités dérivées.

e) Autres conséquences de la distinction réelle entre la puissance et l’acte. — Dieu étant l’être même subsistant, ipsum esse subsistens et irreceptum, est infini, ou d’une infinie perfection. I », q. vii, a. 1. Il ne peut avoir d’accidents, car l’existence est l’ultime actualité

et elle n’est pas ultérieurement déterminable. I », q. iii, a. 6. Il est par suite la Pensée même, la Sagesse même, ipsum intelligere subsistens, et l’Amour même. I », q. xiv, a. 1 ; q. xix, a. 1 ; q. xx, a. 1.

Beaucoup d’autres conséquences dérivent de la distinction réelle de l’acte et de la puissance, relativement aux êtres créés. Nous retrouvons ici, vues d’en haut et en descendant, plusieurs positions que nous avons déjà considérées selon la voie ascendante : par exemple il ne peut y avoir deux anges de même espèce, car ils sont forme pure, non reçue dans la matière. I », q. l, a. 4. L’âme raisonnable est l’unique forme substantielle du composé humain, lequel sans cela ne serait pas unum per se, una natura, mais seulement unum per accidens (comme la substance matérielle unie à l’accident quantité) ; en effet ex actu et actu non fit unum per se, sed solum ex propria potentia et proprio actu, cf. I », q. lxxvi, a. 4. — Il suit de là qu’il y a pour le composé humain une existence unique, unicum esse (voir la 16e des xxrv thèses thomistes). De même, en tout composé substantiel de matière et de forme, il n’y a qu’une existence ; la matière et la forme n’ont pas chacune une existence propre, elles ne sont pas id quod est, mais id quo aliquid est maleriale et id quo aliquod corpus est in lali specie. (Voir la 9e des xxiv thèses.) Le principe d’individuation, qui distingue par exemple deux gouttes d’eau parfaitement semblables, est la matière signata quantilate, la matière dans laquelle est reçue la forme substantielle de l’eau, mais la matière capable de cette quantité (propre à cette goutte) plutôt que de telle autre quantité (propre à une autre goutte d’eau) ; cf. la 9e des xxiv thèses thomistes. — La matière première ne peut exister sans aucune forme, effet dicere ens in actu sine actu, quod implicat contradictionem. I », q. lxvi, a. 1. La matière première n’est pas ce qui est, id quod est, mais id quo aliquid est materiale, et proinde limitatum, id quo forma recepta limitatur et multiplicatur. — Il suit de là que, comme le dit saint Thomas, I », q. xv, a. 3, ad 3um : mater ia secundum se neque esse habet, neque cognoscibilis est. La matière n’est connaissable que par rapport à la forme, comme capacité réelle de la forme à recevoir. Au contraire la forme substantielle des choses sensibles, étant distincte de la matière, est de soi et directement intelligible en puissance, I », q. lxxxv, a. 1 ; d’où l’objectivité de notre connaissance intellectuelle des choses sensibles. Par suite aussi l’immatérialité est la racine de l’intelligibilité et de l’intellectualité ; cf. I*, q. xiv, a. 1 ; q. lxxviii, a. 3. Voir la 18e des xxrv thèses thomistes.

f) Application de la distinction de puissance et acte dans l’ordre d’opération. — Il y a d’autres applications de la distinction de puissance et acte dans l’ordre de l’opération ou de l’action, suivant le principe : operari sequitur esse et modus operandi modum essendi. Nous n’indiquons que les principales, sur lesquelles nous insisterons plus loin.

Les puissances ou facultés et les habitudes (habilus) sont spécifiées, non par elles-mêmes, mais par l’objet formel de l’acte auquel elles sont essentiellement ordonnées. Cf. S. Thomas, I », q. lxxvii, a. 3 ; I » -II", q. liv, a. 2 ; II » -II B, q. v, a. 3. Par suite les diverses facultés de l’âme sont réellement distinctes de l’âme et réellement distinctes entre elles. I », q. lxxvii, a. 1, 2, 3, 4. Les sens ne peuvent atteindre l’objet propre de l’intelligence, ni l’appétit sensitif l’objet propre de la volonté. Cf. I », q. lxxix, a. 7.

Le principe omne quod movetur ab alio movetur dérive de la distinction réelle entre puissance et acte ; car rien n’est réduit de la puissance à l’acte que par un être déjà en acte, autrement le plus sortirait du moins. C’est le fondement de la preuve de l’existence de Dieu