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THOMISME. MÉTAPHYSIQUE : ESSENCE ET EXISTENCE


titucr ce lion individuel, ce composé engendré et corruptible.

Tout cet enseignement se trouve déjà chez Aris’olc dans les deux premiers livres de sa Physique, où apparaît admirablement, du moins dans l’ordre des choses sensibles, la vérité de ce principe « l’acte est limité et multiplié par la puissance ». Il détermine ou actualise celle-ci, mais il est limité par clic. Ainsi la figure d’Apollon détermine ce morceau de cire, mais est limiiée par lui, car elle y est participée et comme telle elle n’est plus participable, mais seulement en d’autres morceaux de cire ou de marbre. Cf. S. Thomas, I », q. vii, a. 1.

Le Docteur angélique perfectionne grandement la doctrine d’Aristote en considérant le principe de la limitation de l’acte par la puissance, non seulement dans l’ordre des choses sensibles, mais d’une façon beaucoup plus universelle, relativement aux êtres spirituels et à l’infinité de Dieu.

b) L’essence créée ou finie n’est pas son existence, mais est réellement distincte d’elle. — Saint Thomas remarque que, si la forme substantielle ou spécifique des êtres sensibles, par exemple du lion, est limitée par la puissance réelle qui la reçoit, c’est précisément en tant qu’elle est un acte ou une perfection reçue dans la capacité réelle, susceptible de la contenir. Aussi donnet-il au principe une forme qui peut s’appliquer même dans l’ordre suprasensible : « L’acte, comme perfection, n’est limité que par la puissance, qui est une capacité de perfection. » Cf. I", q. vii, a. 1. Or, ajoute saint Thomas, ibid., l’existence est un acte et même ce qu’il y a de plus formel en toutes choses, l’ultime actualité : Illud quod est maxime formale omnium est ipsum esse. Ibid. Il dit encore I 1, q. iv, a. 1, ad 3 am : Ipsum esse est perleclissimum omnium : comparatur enim ad omnia ut actus : nihil enim habet actualiiatem, nisi in quantum est ; unde ipsum esse est actualitas omnium rerum et etiam ipsarum formarum ; unde non comparatur ad alia sicut recipiens ad receplum, sed magis sicut receplum ad recipiens, cum enim dico esse hominis vel equi, vel cujuscumque alterius, ipsum esse consideratur ut formale et receptum, non autem ut illud cui compelit esse.

Or, comme l’existence, esse, est un acte de soi illimité, elle n’est limitée de fait que par la puissance dans laquelle elle est reçue, c’est-à-dire par l’essence finie, qui est capable d’exister. Par opposition, « comme l’être divin (l’existence en Dieu) n’est pas une existence reçue, mais l’être même subsistant, il est manifeste que Dieu est infini et souverainement parfait ». I », q. vii, a. 1. Il est par suite réellement et essentiellement distinct du monde et de tout être fini. Ibid., ad 3um. C’est ce qu’affirme la première des xxiv propositions thomistes approuvées en 1914 par la S. Congrégation des Études : Potenlia et actus ita dividunt ens, ut quidquid est, vel sit actus purus, vel ex potentia et actu lanquam primis atque inlrinsecis principiis necessario coalescat.

Pour Suarez au contraire, tout ce qui est, même la matière première, de soi est en acte, quoiqu’il soit en puissance aussi à autre chose. Disp. Met., XV, sect. 9 ; XXXI, per lotum. Ne concevant pas la puissance, comme simple capacité de perfection, il nie l’universalité du principe » l’acte n’est limité que par la puissance » ; il dit : « l’acte est peut-être limité par lui-même ou par l’agent qui le produit. » Cf. Disp. Met., XXX, seel. 2, n. 18 ; XXXI, sect. 13, n. 14.

Peut-on prouver If principe : « l’acte n’est limité que par la puissance » tel que l’a entendu saint Thomas et son école ? — On ne démontre pas ce principe par un raisonnement direct et illatif, car il ne s’agit pas ici d’une conclusion, mais vraiment d’un principe premier per se notum, évident par lui-même, à condition

de bien entendre la signification de ses tonnes, du sujet et du prédicat. Mais l’explication de ces termes peut se proposer sous la forme d’un raisonnement, non pas illatif, mais explicatif, qui contient en même temps une démonstration indirecte ou par l’absurde. Cet argument peut se formuler ainsi.

L’acte comme perfection de soi illimitée dans son ordre (par exemple : l’existence, la sagesse, l’amour) ne peut être limité de fait que par autre chose qui ail rapport à lui et qui rende raison de cette limite. — Or cette autre chose qui le limite ne peut être que la puissance réelle ou capacité de perfection à recevoir. — Donc l’acte, de soi illimité comme perfection, n’est limité que par la puissance qui le reçoit. La majeure de ce raisonnement explicatif est évidente ; si en effet l’acte (par ex. l’acte d’exister, l’acte de sagesse, ou encore l’amour) n’est pas limité par soi, il ne peut être limité de fait que par autre chose que lui, qui rende raison de cette limite. Ainsi l’existence ce la pierre, de la plante, de l’animal, de l’homme est limitée par leur nature ou essence, qui est susceptible d’exister, quid capax exisiendi. L’essence peut rendre raison de cette limite de l’existence, car elle est intrinsèquement relative à elle, c’est une capacité restreinte d’exister. De même la sagesse dans l’homme est limitée par la capacité restreinte de son intelligence et l’amour en lui est limité par la capacité restreinte de sa puissance d’aimer.

La mineure de l’argument n’est pas moins certaine : pour expliquer qu’un acte de soi illimité est limité de fait, il ne suffit pas, quoi qu’en dise Suarez, de recourir à l’agent qui l’a produit, car l’agent est une cause extrinsèque et il s’agit d’expliquer pourquoi son effet est intrinsèquement limité, pourquoi l’être de la pierre, de la plante, de l’animal, de l’homme est limité, alors que la notion d’être n’implique pas de limite, ni surtout ces différentes limites. De même que le statuaire ne peut faire une statue d’Apollon limitée à telle portion de l’espace sans un sujet (bois, marbre, argile) capable de recevoir la forme de cette statue, ainsi l’auteur de la nature ne peut produire l’être, l’existence de la pierre, de la plante, de l’animal, sans un sujet capable de recevoir l’existence et de la limiter de ces différentes façons constatées dans la pierre, la plante et l’animal.

C’est pourquoi saint Thomas dit : Deus simul dans esse, producit id quod esse recipit, De potentia, q. iii, a. 1, ad 17um, ou encore : Hoc est contra rationem facti, quod essentia rei sit ipsum esse ejus, quia esse subsislens non est esse creatum. I », q. vii, a. 2, ad l oæ.

S’il en était autrement, l’argument de Parménide renouvelé par Spinoza contre la multiplicité des êtres serait insoluble. Parménide. disait que l’être, esse, ne peut être limité, diversifié et multiplié par lui-même, mais seulement par autre chose, et que ce qui est autre que l’être est non-cire et pur néant.

La réponse aristotélicienne et thomiste est celle-ci : prœter esse est capacilas realis ad esse et limitons esse. Cette capacité qui limite l’acte d’exister, n’est pas le néant, ni la privation, ni l’existence imparfaite, c’est la puissance réelle, réellement distincte de l’esse, comme le bois transformable reste sous la figure de la statue, qu’il a reçue, comme la matière première reste sous la forme substantielle, qu’elle peut perdre, cL es’réellement distincte d’elle. Antérieui-ement à la considération de notre esprit, comme la matière n’est pas la forme et s’oppose à elle comme le déterminable au déterminant, ainsi l’essence de la pierre, de la plante, de l’animal n’est pas leur existence ; elle ne contient pas dans sa raison formelle d’essence (quid capax exisiendi) l’existence actuelle, qui est un prédicat non pas essentiel mais contingent. Il n’est pas non plus de la raison de l’existence d’être limitée, ni d’avoir ces différentes limites de la pierre, de la plante, etc.