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THOMAS D’AQUIN : DOCUMENTATION PATRJSTJQUE

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nous nous sommes trouvé devant une formule qu’à première vue nous croyions personnelle à saint Thomas, alors que la lecture d’Alexandre de Halès, de Bonaventure, d’Albert et d’autres nous a appris que l’on se trouvait devant une citation implicite de tel ou tel Père, de tel ou tel contemporain ou prédécesseur, qui eux citaient explicitement.

Aux citations implicites il convient d’ajouter les adagia, c’est-à-dire cette espèce de proverbes théologiques que nous rencontrons surtout dans le Commentaire des Sentences. C’étaient pour ainsi dire des expressions prégnantes d’une idée. Exemples : omnis Christi actio nostra est instructio, que Bonaventure qualifiait communis auctoritas et qui se trouve dans V Instructio sacerdotis, c. vi, du pseudo-Bernard, et dans le Sermo XXII de tempore d’Innocent III ; voir Sum. theol., III », q. xl, a. 1, ad 3um ; In IV um Sent., dist. IV, q. iii, a. 1, qu. 2, obj. 1 ; dist. II, q. ii, a. 3, sol. 1 ; dist. I, q. ii, a. 5, qu. 3, obj. 1 ; ou encore, non sanal oculum quod sanat calcaneum, qui est la mise en vers du pseudo-Jérôme, In Evang. Marci, ix, 28, P. L., t. xxx, col. 616, medicina cujusque vulneris adhibenda est ei. Non sanat oculum quod calcaneo adhibetur ; cf. S. Bonaventure, In JV° m Sent., t. IV, dist. II, a. 1, q. ni. Cette coutume de citer implicitement va parfois si loin qu’on reprend les images mêmes qui expriment une idée, ainsi : gratia opponitur culpæ, sicut lux tenebræ ; autre exemple : gratia aufert culpam et confert gratiam, qui provient de la Glose, Rom. iv ; baptismum corpus exterius lavât, sed animam interius format, qui est la mise en vers de la prose de Pierre Lombard, t. IV, dist. II, a. 4. Il nous semble cependant que dans la Somme ces adages deviennent plus rares que dans les Sentences.

Parfois la position même du problème est l’énoncé d’une citation implicite ou d’un adage. Ainsi, Utrum scientia Dei sit causa rerum, qui, selon saint Thomas, provient de Grégoire de Nazianze, cf. De subslantiis separatis, c. xvi ; Sum. theol., I a, q. lxi, a. 3, obj. 1 ; ou encore : utrum effectus baptismi sit incorporatio, illuminatio, fecundatio, III », q. lxix, a. 5, dont les trois mots proviennent respectivement d’un texte d’Augustin, du pseudo-Denys et de la Glose, cités dans l’article, et c’est à la Glose que la citation implicite a été empruntée. Car, si nous n’avons pas parlé spécialement de cette source de saint Thomas qu’est la Glose, c’est que la Glose doit être mise sur le même pied que les autres sources, c’est elle aussi qui a eu sa part dans la fabrication de ces adages théologiques. Citations implicites enfin, dans l’énoncé même de certains principes dont la provenance est parfois indiquée, mais pas toujours, par exemple : in Deo idem est quod est et esse, ut dicit Boetius et Dionysius. De veritate, q. x, a. 12. Il n’est pas rare que des principes philosophiques soient rappelés sous le patronage d’un Père, ainsi anima est tola in Mo corpore et in qualibel parte ejus ; cf. Sum. theol., I a, q. lii, a. 2, obj. 1 ; De potentia, q. vi, a. 7, obj. 15.

Les matériaux inauthentiques.

L’étude du

problème des sources en pose plusieurs autres, parmi lesquels celui des matériaux inauthentiques que le Moyen Age a utilisés. C’est Roger Bacon qui a dit que le jugement et l’exposé de la doctrine chez les Pères, chez Augustin en particulier, aurait été tout autre, si les Pères avaient eu une connaissance plus approfondie et plus exacte des œuvres d’Aristote. Voir les textes dansH.Felder, O. M. Cap., Geschichtederwissenschafllichen Studien im Franziskanerorden bis um die Mitte des 13. Jahrhunderls, Fribourg, 1904, p. 480483. Et saint Thomas, aristotélicien convaincu, n’a-t-il pas écrit : Dionysius fere ubique sequitur Aristotelem, ut patet diligenter inspicienti libros ejus ? In II am Sent., dist. XIV, q. i, a. 2. Sans doute, plus tard, il s’est

repris lui-même dans la De malo, q. xvi, a. 1, ad 3 am, où il écrit : Salis probabile est quod Dionysius, qui in plurimis fuit sectator sententiie platonicæ, opinatus sil, etc. Le P. Mandonnet avait raison quand il écrivait dans son Siger de lirabant, t. i, p. 45, note : « Croire que saint Thomas n’est pas conscient de sa méthode quand il tire les Pères à lui… serait un enfantillage. » Or, c’est un problème analogue qui se pose pour l’utilisation des sources. Saint Thomas a sans doute, comme plusieurs de ses contemporains d’ailleurs, cité un certain nombre d’écrits pseudépigraphiques et de matériaux inauthentiques. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, le De vera et falsa pœnilentia (voir ici t.xii, col. 734 et 795) dont il fait un usage assez régulier pour sa doctrine pénitentielle. Dans la Somme théologique, il invoque l’autorité de cet opuscule en plusieurs arguments sed contra, III », q. lxxxiv, a. 8 et a. 9 ; q. lxxxv, a. 3 ; q. lxxxvi, a. 3. Malheureusement nous ne savons pas encore quel est l’auteur de cet opuscule qui apparaît soudain vers le milieu du xie siècle. L’authenticité de cette œuvre n’est pas mise en doute par les scolastiques. Mais saint Thomas s’est plus d’une fois prononcé sur la valeur d’autres opuscules pseudépigraphiques et sur l’influence qu’il attendait d’eux du point de vue de l’auctoritas. Le cas le plus clair est celui de l’écrit De Spiritu et anima, attribué à saint Augustin, lequel a été identifié par les mauristes comme un écrit du cistercien Alcher de Clairvaux, composé vers 1161 ; cf. G. Théry, L’authenticité du « De Spiritu et anima », dans saint Thomas et Albert le Grand, dans Revue des se. phil. et théol., 1921, p. 373-377. Nous avons relevé nous-mêmes les principaux endroits où l’Aquinate parle de cet opuscule dont il connaissait déjà l’inauthenticité ; 13 textes appartenant à six œuvres différentes : In Sent. ; De veritate ; Summa theol., I* ; De anima ; De spiritualibus creaturis ; De virtutibus. Voici quelques expressions : liber ille non est authenticus ; est apocryphus ; non est Augustini ; pro auctoritate habendus non est ; cum non sit Augustini non imponit nobis necessitatem ut ejus auctoritatem recipiamus ; auctorilalem non habet ; eadem facilitate contemnitur qua dicitur ; non est magnse auctoritatis ; non est necessarium verbis illius libri fidem adhibere ; nec est multum curandum de his quæ in eo dicuntur, etc. Voir G. Geenen, Saint Thomas d’Aquin et ses sources pseudépigraphiques, dans Ephem. theol. Lovan., 1943. On pourrait citer d’autres expressions, à propos d’autres écrits inauthentiques, que saint Thomas a connus.

Après tout cela on doit se poser la question : quelle est la valeur d’une doctrine exposée selon la teneur de sources pseudépigraphiques ? On pourra objecter sans doute qu’une doctrine est recevable par elle-même, abstraction faite de son origine historique et qu’un écrit ne doit pas nécessairement appartenir à la plus haute antiquité, ni être un écrit « authentique » pour contenir la vérité ; qu’un auteur inconnu peut exprimer une doctrine conforme à la foi. Mais le problème n’est pas là. Le problème est celui-ci : la doctrine des scolastiques, de saint Thomas en particulier, disons exactement, la doctrine pénitentielle de la Somme, peut-elle être jugée à sa juste valeur et être comprise selon sa teneur exacte sans faire appel aux auctoritates dont elle dépend en fait selon la volonté expresse de l’auteur même qui l’expose ? Qu’on se rappelle ici ce que nous avons dit plus haut de la théorie des sources. C’est donc tout le problème de l’attitude envers les auctoritates qui est en jeu. Saint Thomas a dit expressément que la théologie se fait avec les autorités reconnues, et il fait une différence entre la valeur respective de celles-ci. Certes, une source pseudépigraphique n’est pas nécessairement sans aucune valeur de doctrine ; mais il reste que tel théologien médiéval, qui