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THOMAS D’AQUIN : CARACTÈRES DE SON EXÉGÈSE


aux mains des Juifs pour retourner au delà du Jourdain dans le lieu où Jean avait commencé de baptiser ; sa fuite est inspirée d’abord par une raison symbolique et cachée, mystica causa : il devait bientôt aller avec ses apôtres convertir les païens ; puis par une double raison littérale : d’une part ce lieu était proche de Jérusalem, or, la passion était imminente et Jésus ne voulait pas s’éloigner ; d’autre part, ce lieu devait remettre en mémoire les déclarations du Baptiste : « Celui-ci est l’agneau de Dieu », et celle du Père au baptême. P. 297.

Exégèse dialectique.

Par quelle méthode saint

Thomas va-t-il élucider le sens littéral ? Roger Bacon a donné cette esquisse de l’exégèse contemporaine : « Pour ce qui regarde l’interprétation magistrale du texte, tout se réduit pour l’essentiel à trois choses : divisions en nombreux articles, comme font les artistes, concordances forcées à la manière des légistes et consonances rythmiques à l’imitation des grammairiens. Ces trois points constituent le principal travail des plus habiles interprètes de la Sainte Ecriture. » Opus minus, édit. Brewer, p. 323.

Ces divisiones per membra varia sont l’une des notes spécifiques de l’exégèse dialectique du xiiie siècle. Les commentaires ne sont pas seulement théologiques comme au siècle précédent, mais de forme scolastique, sicut artistse faciunt, endettant le texte en une multitude de divisions, de subdivisions, de distinctions et d’oppositions, mais reliant aussi entre elles les sections et les péricopes ainsi discernées, et les interprétant en fonction d’une idée dominante. C’est que chaque livre sacré est envisagé comme un tout organique à l’instar d’un écrit d’Aristote et, dès lors, il doit avoir un plan doctrinal dont la charpente sera ordonnée selon toutes les rigueurs de la logique et d’une, distribution rationnelle. On s’appliquera donc à dégager les idées principales, puis à marquer la progression du développement, les transitions d’un sujet à un autre, et finalement la raison d’être de tel verset. Bien plus, l’écrivain inspiré est censé argumenter au sens technique du terme, il déduit, il infère, il prouve. Jadis Honorius d’Autun avait discerné des syllogismes dans la Bible ; àl’exégète de les reconstituer et de les mettre en forme. Aussi saint Thomas commente-t-il Rom., vm, 5, 6 comme constituant deux syllogismes rigoureux : Probat [Apostolus] quod dixerat, et inducit duos syllogismos, unum quidem ex parte carnis qui est talis : Quicumque sequuntur prudentiam carnis ducuntur ad mortem ; sed quicumque sunt secundum carnem sequuntur prudentiam carnis ; ergo quicumque sunt secundum carnem ducuntur ad mortem. Alium syllogismum ponit ex parte spiritus, qui est talis : quicumque sequuntur prudentiam spiritus consequuntur vitam et pacem ; sed quicumque sunt secundum spiritum sequuntur prudentiam spiritus ; ergo quicumque sunt secundum spiritum sequuntur vitam et pacem (Marietti, p. 107), et notre commentateur de procéder à l’analyse de chaque prémisse des syllogismes.

Cette méthode d’analyse minutieuse introduite, semble-t-il, dans l’exégèse par Hugues de Saint-Cher, atteint un extrême degré de raffinement chez Albert le Grand, cf. J.-M. Vosté, dans Angelicum, 1932, p. 263-269, et saint Bonaventure. Opéra omnia, éd. Quaracchi, t. vi, p. 100-103, 234-235 ; t. vi, p. 530532 ; t. vii, p. xviii. Saint Thomas est tout aussi rigoureux dans la précision de l’analyse. Voici la description de son procédé constant : « Dès le premier mot, il s’efforce de rattacher la question qu’il aborde à ce qui a été dit précédemment, quand il est possible de le faire. Il emploie pour cela un mot préféré selon la date de ses commentaires. C’est ainsi qu’il dira volontiers au début, supra, et plus tard superius et postquam. Il procède ensuite aux divisions et subdivisions dont

l’une lui est très personnelle quant à l’expression : Me lacil duo ou bien tria facit ; d’ordinaire, c’est à la seconde division que paraît cette manière de s’exprimer. On a là d’ordinaire dans ces divisions, le début d’une leçon. » P. Mandonnet, Chronologie des écrits scripturaires, p. 108. Soit, par exemple, Ad Rom., c. viii, lect. 1, ꝟ. 1-6 :

Postquam Apostolus osteudit quod per gratiam Christi liberamur a peccato, hic ostendil quod per eamdem gratiam Christi liberamur a servitute legis. Et circa hoc duo facit. Primo proponit propjsitum, secundo excludil ohjectioncm, ibi : Qaid ergo dicemus… Circa primum duo facit. Primo osteudit quod per gratiam Christi liberamur a seTYitUte legjs, secundo osteudit utilitatem hujus libéral ionis, ibi : ut fructificemu.t Deo… Circa primum tria facit. Primo proponit documentum, ex quo arguitur ad propositum ostendundiun, secundo manifestât ipsum, ibi : namque sub viro est… tertio concluait ibi : itaque fralres nui…

Ce luxe de distinctions, cette minutie dans la décomposition d’un texte est parfois excessive, arbitraire, voire irritante, mais il faut se souvenir qu’il s’agit d’une technique scolaire et, si l’on peut être surpris puis lassé de la répétition constante des mêmes catégories et des mêmes formules stéréotypées, les exégètes modernes ont souvent rendu justice, quant au fond, à l’exactitude d l’analyse et à son bénéfice pour l’intelligence de la pensée. Cf. par exemple : In Joa., c. ii, lect. 1, ꝟ. 1, Marietti, p. 76 ; c. iv, lect. 5, ꝟ. 39-42, p. 137 ; c. vii, lect. 5, ꝟ. 35, p. 225 ; t. 45, p. 228-229 ; c. ix, lect. 1, ꝟ. 6, 7, p. 266 ; Ad Rom., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 4 ; lect. 2, ꝟ. 2, p. 5 ; lect. 6, ꝟ. 16, p. 18, etc.

D’ailleurs la valeur pédagogique du procédé est évidente dans le gain de clarté ainsi obtenu. De plus, saint Thomas ne se contente pas de morceler, il sait construire une synthèse et rassembler les éléments ainsi discernés pour marquer l’enchaînement des pensées. C’est même cette unité qui est le plus fortement mise en relief, au point d’être souvent trop systématique, et de ne pas tenir assez compte du genre littéraire des écrits orientaux ou de la liberté de composition d’une lettre. On peut illustrer ces remarques en lisant le plan doctrinal rigoureux des épîtres pauliniennes (Marietti, p. 3), ou en regardant le tableau détaillé, et cependant non exhaustif, des divisions du minuscule commentaire des Lamentations, lequel n’occupe pas moins de cinq pages du texte de H. Wiesman, Der Kommentar des M. Thomas von Aquin zu dem Klageliedern des Jeremias, dans Scholastik, 1929, p. 82-86. Soit, par exemple, la mise en ordre des pensives du prologue du IVe Évangile. La première affirmation est celle de la divinité du Christ, mais, comme en toutes choses il faut considérer l’être et l’opération, saint Jean traite d’abord de la nature divine du Verbe, et il en montre quatre aspects : quand était-il le Verbe ? au commencement ; puis où était-il ? près de Dieu ; ce qu’il était ? Dieu ; comment ? il était au commencement près de Dieu. Les deux premières précisions se rapportent à la question an est, les deux autres à la question quid est. In Joa., c. i, lect. 1, ꝟ. 1, p. 9. Grâce à cette rigueur d’analyse, saint Thomas peut expliquer la place et le sens de la troisième proposition : Deus erat Verbum… quee quidem secundum ordinem doctrinse congruentissime sequitur, p. 16, et du ꝟ. 3, p. 19. Au ꝟ. 4, la justification est encore plus minutieuse : Attenditur etiam in præmissis verbis congruus ordo, nam in naturali rerum ordine primo invenitur esse, et hoc primo Evangelista insinuavit, dicens » In principio erat Verbum », secundo vivere et hoc est quod sequitur : « In ipso vita erat » ; tertio intelligere, et hoc consequenter adjunxit : « Vita erat lux hominum ». P. 26

Cette construction organique des commentaires