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SUAREZ. THÉOLOGIE PRATIQUE, LA POLITIQUE
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ment unii' à la question de la société civile, se pose la question du pouvoir qui l’organise et la dirige ; déjà,

en traitant de la première, il était impossible de ne pas toucher à la seconde ; il faut y revenir plus explicitement. Spécialement dans le De legibus, Suarez l*a examinée avec les plus grands détails, car elle rentrait directement dans son sujet : nous ne pouvons que résumer sa doctrine en Indiquant quelques références capitales.

a) Non moins que la société civile, le pouvoir politique est de droit naturel, car il est nécessaire à cette société, et. comme tel. il a Dieu pour auteur. De leg., 1. III. c. i. n. I, t. v, p. 177 : Defensio fldei, t. III, c. i, n. 7. t. xxiv. p. 205 sq. Il existait avant l'Évangile et il était de même nature et de même force chez les princes païens. De /< ; L, t. III, c. xi, n. 9, t. v, p. 214. Il faut tenir, contre les anabaptistes, les béghards, Luther, qu’il ne s’oppose en rien à la liberté chrétienne. De leg., 1. III. c. v, n. 2, p. 188 ; c. xxxi, n. 1 sq., p. 298. Il se traduit avant tout par le pouvoir d'établir et d’imposer des lois. De leg., t. III, c. i, n. 5 et 7, p. 177178. C’est par lui que la cité prend corps et se trouve vraiment constituée.

b) Le pouvoir de gouverner et d’obliger qu’auront les chefs politiques vient donc de la loi naturelle et par conséquent de Dieu ; mais qui donc les désignera eux-mêmes"? Comment se fait leur détermination concrète ?

Dans le De legibus, t. III, c. ii, t. v, p. 180 sq., Suarez examine en détail cette question ; il répond : Dicendum est… hanc potestatem ex sola rei natura in nullo singulari homine exsistere, sed in hominum colleclione…, n. 3, p. 180. Les hommes sont nés libres ; à ne regarder que leur nature, aucun n’a de juridiction sur les autres ; il n’y a pas à parler de pouvoir d’Adam transmis à ses successeurs, puisqu’aux origines de l’humanité il n’y avait pas de société civile ; les qualités personnelles peuvent rendre aptes au gouvernement, elles ne donnent d’elles-mêmes aucun droit à gouverner ; la puissance civile doit donc être regardée comme l’apanage de la communauté entière ; si des princes la détiennent, c’est qu’ils l’ont reçue en quelque manière de la collectivité. Ibid., c. iii, n. 2, p. 182. Comme pourla formation de la société civile, dans cet organisme moral formé de volontés individuelles et d’individus égaux en nature, un acte collectif de volontés, tout au moins un acquiescement tacite doit intervenir, qui fasse recevoir le pouvoir de commander issu de la nature et de Dieu. Ibid., c. iv, n. 1, p. 184. Que la cité se forme par une transformation instantanée et tout à fait délibérée ou que ce soit par une addition lente et plus spontanée de groupements inorganiques, Def. fidei, t. III, c. ii, n. 15 et 20, t. xxiv, p. 211-212, le mécanisme est le même : hors de cette influence plus ou moins explicite des volontés humaines, nous n’avons que le fait, mais le droit n’existe pas.

c) On voit les conséquences. Il y a donc d’abord à l’origine de tous les pouvoirs civils comme une démocratie hypothétique, qui s’exprimera du reste dans les régimes les plus divers. De leg., t. III, c. iv, n. 2, t. v, p. 184 ; Def. fidei, t. III, c. ii, n. 18, t. xxiv, p. 212. Suarez dénombre ces régimes d’après la classification aristotélicienne des trois formes de gouvernement et de leurs multiples composés, et, il faut le remarquer, avec la tradition scolastique et avec son temps, déclare toutes ses préférences pour le régime monarchique : monarchicum, optimum regimen. De leg., I. III, c. iv, n. 1, p. 181. C’est qu’il ne conçoit nullement cette démocratie originelle comme entraînant nécessairement ou même le plus généralement une démocratie de fait : quand la nation se forme, elle peut s'établir en régime démocratique ou en garder des éléments ; mais elle peut aussi se constituer en système

monarchique de caractère absolu ; le gouvernement d’un prince lui apparaît même comme le plus naturel et le meilleur, nous venons de l’entendre ; et, une fois l’autorité transmise à un roi, le peuple ne peut la reprendre, hors les cas extraordinaires de tyrannie et d’anarchie sociale ; le prince devient en quelque sorte supérieur au royaume qui lui a donné son autorité. De leg., t. III, c. iv, n. 6, p. 186. Nous sommes loin, on le voit, de Rousseau, pour qui l’autorité ne quittait en un aucun cas la collectivité, laquelle pouvait toujours reprendre le mandat de gouvernement consenti à un moment donné. Suarez est même ici beaucoup plus absolu que Bellarmin et d’autres scolastiques de l'époque, tel Navarrus. En somme, il est fortement traditionaliste et insiste d’une manière particulière sur l’importance de la constitution originaire d’un État donné ; de quelque manière que cette constitution soit établie, il faut s’y tenir et ne la modifier que par un consentement mutuel ou sous l’empire de nécessités contraignantes. Cf. Def. fidei, I. III, c. iii, n. 2, t. xxiv, p. 213.

Et une seconde conséquence de toute cette doctrine, c’est que, dès lors, la véritable nature de l’autorité civile en est nettement fixée. Celle-ci est d’une part de source divine, puisque, au sens générique, elle vient de Dieu, auteur de la nature, de sorte que le sujet qui la détient, prince, collège ou collectivité, peut commander et légiférer au nom de Dieu, dont il est le lieutenant et le ministre. Mais, d’autre part, sa détermination est humaine ; elle repose de près ou de loin sur des volontés humaines, de sorte que le prince est en un sens non moins vrai le délégué de la collectivité, le ministre de la République ; la monarchie là où elle existe et, du reste, toute forme politique quelle qu’elle soit, est de droit humain ; elle tire son origine concrète du consentement populaire. Suarez, nous allons le dire tout à l’heure, utilisera cette conclu-ion dans sa polémique avec Jacques I er d’Angleterre.

3. La fin de la société civile et du pouvoir politique : bien commun et justice générale. — Dans toute cette constitution de la société civile et du pouvoir qui la régit, un principe a joué, animant leur formation et leur donnant leur caractère propre, c’est leur fin. A plusieurs reprises il en a déjà été question dans les considérations précédentes ; mais il faut y revenir pour déterminer comment cette finalité politique est présentée dans la doctrine suarésienne.

a) A un organisme moral, comme l’est la société civile, à une communauté moraliler unita et ordinata ad componendum unum corpus mysticum, De leg., I. III, c. xi, n. 7, p. 213, ne peut convenir qu’une fin collective ; c’est, dit Suarez après Aristote et saint Thomas, le commune bonum civitatis, la félicitas publica, et, cette société étant de nature temporelle et humaine, sa fin commune sera proprement temporelle et humaine. Très nettement, plus nettement encore que saint Thomas, Suarez distingue cette fin collective politique de la fin dernière naturelle ou surnaturelle, qui la domine sans doute et à laquelle elle est ordonnée, mais qui, regardant les individus, ne la constitue pas proprement.

Le bonum commune societatis civilis n’est ni la félicité naturelle ni le bonheur spirituel de chaque individu considéré en particulier, ibid., n. 4, 6, 7, p. 212213 ; la loi civile a pour but non de faire des hommes vertueux, mais de bons citoyens, en commandant du reste les actes vertueux nécessaires au bien commun. De leg., t. I, c. xiii, n. 3, p. 54 ; t. III, c. xii, n. 8, p. 218.

b) Sans doute le bien commun que vise à procurer la société civile ne se constitue qi à des biens particuliers : bonum commune consurgit ex bonis singulorum, De leg., I. I, c. vii, n..' !, p. 30 ; il ne s'équilibre normalement que grâce à un ensemble suffisant de