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SUAREZ. DOGMATIQUE, L’INNOCENCE PRIMITIVE


fiais, dans ces conditions, le Verbe ne fait-il pas violence à l’humanité du Christ et ne contrecarre t-il pas son appétit inné en empêchanl qu’elle ne se donne pour ainsi ilire d’elle-même la personnalité qui lui convient normalement ? Non, répond Suarez, car si une perfection communiquée surnaturelleinent à une créature élève cette créature au-dessus de son niveau normal, jamais elle ne contredit ses tendances foncières. Autrement dit, ne fait violence à une nature que ce qui lui est contraire, non pas ce qui la hausse aude la de ce à quoi il lui est strictement permis de prétendre. Ainsi, bien qu’en s’unissant hypostatiquement à une humanité le Verbe n’ait ni supprimé ni rempli la capacité qu’elle avait d'être pourvue d’une personnalité mesurée à sa propre perfection, il lui a cependant ôté tout appétit et tout désir de cette personnalité en l'élevant à une autre infiniment plus parfaite. On ne souffre pas d'être privé d’une perfection lorsque cette privation est due à la présence et à la possession d’un bien beaucoup meilleur et qui supplée abondamment aux avantages du premier. Ibid., n. 12, 15, 16, p. 365.

Il est beaucoup plus malaisé de comprendre comment le Verbe peut s’unir à une nature créée et la faire hypostatiquement sienne sans changer le moins du monde ; c’est même là ce qu’il y a de plus obscur dans ce mystère. Cette union ne se réalise pourtant pas sans une modification de l’humanité, comme il vient d'être expliqué : quant au I-'ils de Dieu, ce qui permet de l’appeler homme, c’est qu’en vertu de la susdite modification, il subsiste réellement dans une nature semblable à la nôtre. S’il serait inexact de dire qu’il doit son nom d’homme à une cause intrinsèque, comme le serait une forme inhérente à sa substance, il ne le doit certainement pas non plus à une cause d’ordre purement extrinsèque, car la nature qui lui vaut d'être ainsi appelé lui est si intimement jointe qu’on ne peut pas la considérer comme lui étant vraiment extérieure. Ibid., n. 19, 20, 21, p. 367.

Il reste une dernière difficulté, propre celle-ci à la thèse de Suarez. Étant admis que la subsistence doit être conçue comme un mode de la nature, comment le Verbe peut-il servir de subsistence à l’humanité du Christ, alors qu’il y a distinction réelle entre elle et lui ? Suarez répond qu’en fait de composition entre nature et personne il est inadmissible de vouloir comparer exactement ce qui se passe chez les créatures en vertu de la loi commune avec l’union tout à fait extraordinaire qui s’est consommée dans l’incarnation. D’ailleurs si le Verbe ne peut être considéré comme un mode de l’humanité du Sauveur, au moins est-ce grâce au mode par lequel cette humanité a été jointe à lui qu’il la fait subsister. Ibid., n. 26, p. 369.

IV. Innocence primitive de l’homme. — 1° Incompatibilité des dons préternaturels et du péché. — Protégé par le don d’immortalité contre toute souffrance du corps et par là contre une bonne part des épreuves de la vie, parfaitement éclairé par une science infaillible et pénétrante sur le service dont il était redevable à Dieu et sur la récompense qui en serait le prix, régnant en maître souverain sur les convoitises de sa chair, dans quelle mesure Adam était-il encore accessible à la tentation et, à supposer qu’il pût en subir les assauts et y succomber, la perte de ses privilèges originels devait-elle suivre inévitablement celle de son innocence ?

Que, malgré la perfection de son état, l’homme soit demeuré capable de pécher gravement au paradis terrestre, cela ne fait pas de doute, puisqu’il s’y est en réalité souillé d’une faute mortelle. Et rien ne porte à croire qu'à part le point sur lequel Dieu le mit à l'épreuve, il n’aurait pu sur aucun autre transgresser la loi morale. Jouissant de la liberté, pourquoi eût-il été

empêché d’en user en telle ou telle matière ou, si l’on veut, pourquoi son Créateur ne l’aurai t-il confirmé dans le bien que pour la pratique de certaines vertus à l’exclusion des autres ? En passe d'être séduits par toute espèce de satisfaction coupable, il eût suffi d’ailleurs à nos premiers parents de consentir à une seule, quelle qu’elle fût, pour être privés des avantages dont ils avaient d’abord été comblés. Quoi qu’en ait dit Catharin, Eve les avait perdus par sa propre désobéissance avant qu’Adam ne lût tombé à son tour. Communément admise par les théologiens, cette opinion n’est pas contestable en tout cas pour un thomiste, puisqu’aux yeux du Docteur angélique la grâce sanctifiante sert de fondement nécessaire, sinon même de cause efficiente, aux dons originels. Comment, dans ces conditions, ceux-ci subsisteraient-ils après une faute grave, cette faute leur ôtant, avec la justice surnaturelle, leur point d’appui indispensable ?

Du reste, que leur existence dépende ou non de celle de la grâce habituelle, il ne semble pas admissible à Suarez qu’ils survivent chez l’homme coupable. Admettrait-on avec saint Bonaventure qu’intégrité et adoption divine soient séparables au point d’avoir été conférées à Adam l’une après l’autre, la première l’ayant aidé à se préparer à la seconde, il demeurerait inconcevable que l’intégrité, c’est-à-dire un état de parfaite rectitude résultant de l’adhésion des facultés supérieures à la fin dernière et de la soumission des appétits du corps à la raison, coexistât avec le péché c’est-à-dire avec un état de désordre intérieur, de révolte contre Dieu et d’attachement excessif aux biens de la terre. A quoi on peut ajouter que les suites logiques de toute désobéissance aux lois divines, la souffrance physique, les protestations de la conscience, la crainte de l’enfer jurent si violemment avec le bonheur et la paix propres à l’intégrité que l’on ne voit pas comment cette dernière aurait pu subsister avec elles. De op. sex dier., t. III, c. xiii, n. 4, t. iii, p. 257.

Sans doute Suarez n’est-il pas sur ce point le seul de son avis. Avec saint Thomas, en effet, la plupart des théologiens, Duns Scot excepté (In ll* m Sent., dist. XXI), ne veulent même pas entendre parler de faute légère au paradis terrestre. Ibid., n. 16, p. 260. Cette conclusion pourtant ne leur a pas été dictée à tous par le même argument. Pour l'établir, le Docteur angélique s’appuie sur l’ordre inviolable qui régissait l’exercice des différentes facultés et opérations du premier homme. Chez lui aucun mouvement inconsidéré, aucun acte semi-délibéré, mais un esprit si logique cl si bien équilibré qu’il ne perdait jamais de vue les principes en procédant à leur application, ni par suite la fin dernière en s’occupant des moyens d’y parvenir. Avant sa chute, Adam n’aurait donc pas été sujet à cette espèce de dédoublement contradictoire qui s’opère parfois en nous lorsque, tout en demeurant attachés aux devoirs essentiels de notre salut, nous n’en violons pas moins en même temps certaines de ses obligations accessoires. Et, puisque c’est là pécher véniellement, il n’y aurait pas eu de péché véniel au paradis terrestre. Pleinement conséquente avec ellemême, la volonté s’y serait portée tout d’une pièce vers le bien ou vers le mal, incapable de se partager et de céder à la moindre faiblesse coupable, tant qu’elle serait restée tournée vers Dieu. I » -II", q. lxxxix, a. 3 ; q. lxxii, a. 5 ; voir L. Billot, De personali et originali peccato, 5e édit., p. 12 1 sq.

Bien qu’il se prétende en parfait accord avec saint Thomas sur cette thèse, toc. cit., n. 10 et 24, p. 259 et 263, Suarez ne semble cependant pas avoir de toul point expliqué et démontré celle-ci comme le I (oc teur angélique. S’il se conforme à l’enseignement de la Somme en déclarant que la perfection de l'état originel ne suffisait nullement à rendre mortelle une faute qui