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SUAREZ. DOGMATIQUE, L’INCARNATION


tantes réserves et juge nécessaire de distinguer entre tel ou tel décret d’incarnation que Dieu aurait pu porter et celui qu’il a porté, de fait, lorsqu’il se résolut à créer. La raison principale de l’union hypostatique du Verbe avec notre nature n’étant point, d’après lui, la rédemption, pourquoi cette union n’aurait-elle pas pu, de soi, se réaliser dans un ordre de choses où Adam n’eût point péché ? Cependant, étant données les conditions concrètes dans lesquelles fut produit notre univers, Suarez n’en affirme pas moins que, sans la faute de nos premiers parents, le Christ n’aurait pas existé. Sans doute n’admet-il pas que ce soit avant tout pour réparer leur désobéissance qu’il est venu sur la terre, s’étant incarné pour manifester le mieux possible la sagesse, la bonté, la justice et la miséricorde infinies. Néanmoins celui qui le prédestinait dans cette intention ayant au même moment sous les yeux, grâce à sa science moyenne, un monde où ces quatre attributs de son essence étaient glorifiés d’une manière aussi conforme à son dessein qu’il pouvait le souhaiter, se trouvait pour ainsi dire obligé, sous peine d’inconséquence avec lui-même, de créer de préférence à tout autre ce monde-là qui était celui où son Fils s’incarnait pour nous sauver.

En affirmant que le Christ ne se serait pas fait l’un des nôtres si le péché originel n’avait pas été commis, Suarez n’affirme donc pas que la rédemption fut la seule ou la première raison de son existence. Bien au contraire, il le nie. Mais, à son avis, elle était impliquée de telle manière dans l’intention qui détermina le Seigneur à créer que cette dernière intention cessait d’être réalisable du moment qu’il n’y avait plus de péché à réparer. Ainsi le dessein d’un homme qui aurait décidé d’aller à Rome de façon confortable, n’est-il plus exécutable si ce voyage ne peut se faire sans fatigue et sans désagréments. De même Dieu cherchant la glorification de certains de ses attributs et constatant, à la lumière de sa science moyenne, que l’expiation par son Fils des fautes du genre humain est seule à lui procurer cette gloire exactement comme il la désire, se serait abstenu de décréter l’incarnation si Adam ne lui avait pas désobéi.

Par ces explications, Suarez se flatte d’avoir à peu près rejoint la doctrine thomiste tout en gardant ce qu’il y a de meilleur dans celle des scotistes. On lui objectera sans doute qu’il est vraiment étrange qu’une incarnation ayant pour but de donner au Fus de Dieu le primat sur la création ait été décrétée de telle façon qu’elle fût irréalisable ailleurs que dans un monde déchu réclamant un rédempteur. Et s’il en a été vraiment ainsi, est-ce qu’en prédestinant le Christ comme chef des élus, le Seigneur ne le prédestinait point par là même comme rédempteur, le premier de ces deux titres équivalant, à si peu de chose près, au second qu’il ne pouvait être conféré sans lui ? Mais alors la rédemption ne faisait-elle pas partie de la fin primordiale de l’univers et, comme elle exige un péché à réparer, Dieu n’aurail-il pas voulu d’abord qu’une faute fût commise pour que son Fils L’expiai et acquit par ce sacrifice la royauté du monde telle qu’il désirait la lui conférer ?


Il importe d’autant plus à Suarez de réfuter cette objection que, d’après lui, Dieu n’a pas prédestine le Christ comme premier-né des créatures et comme sauveur in eodem signa rationis, justement parce qu’il n’aurait pu le faire sans se fixer la mort de sein fils et les péchés qu’elle Impliquait comme des buts recherchés au moins Implicitement pour eux-mêmes. Ne se contredit il pas en affirmant après cela que l’univers n’aurait pas été produit si la faille d’Adam n’avait pas rendu nécessaire la passion du Christ ? Cette faute et celle passion étaient cloue si bien la fin de la création que sans elle celle-ci n’aurait pas eu lieu.

A cette objection qu’il soulève d’ailleurs lui-même contre sa thèse, Suarez répond que, suivant son explication, il n’y a aucun lien de droit entre la royauté du monde, telle que Dieu entend la conférer à son Fils et le péché dont la permission entraînant le besoin d’une rédemption transforme par là-même le premier-né des créatures en un sauveur. Il n’y a entre ces deux faces de la prédestination du Christ qu’un lien de fait, établi par la science moyenne, laquelle montre au Seigneur entre l’une et l’autre une si parfaite harmonie qu’il lui devient impossible de les vouloir isolément. Ainsi, comme le péché n’est essentiellement inclus ni dans l’objet de la fin principale de l’incarnation, ni dans le motif pour lequel elle est recherchée, il n’y aurait point de difficulté, d’après Suarez, à ce que cette fin coïncidât matériellement avec une autre de rang secondaire impliquant, elle, parmi ses éléments constitutifs le mal et son expiation. Disp. V, sect. v, n.7, 8, 17, p. 254, 261.

Il n’en reste pas moins qu’en se prononçant pour la première de ces fins Dieu sait fort bien qu’elle est pratiquement inséparable de la seconde. Peut-on vraiment soutenir, dans ces conditions, qu’en choisissant et poursuivant celle-là, il ne choisit et ne poursuit pas en même temps celle-ci et le péché qu’elle implique ? D’aucuns, sans doute, ne partageront pas l’avis de Suarez sur ce point.

Le mystère de l’union hypostatique.

De quelque

façon que l’on conçoive et explique l’union hypostatique, l’on se heurtera à d’insurmontables difficultés. N’y a-t-il pas d’abord contradiction métaphysique à ce que la nature humaine subsiste par la subsistence du Verbe ? Puisque pour toute substance complète c’est exactement la même chose d’exister et de subsister, comment subsister par autrui quand on existe par soi-même ? N’admettant ni distinction réelle entre essence et existence, ni possibilité pour l’essence créée du Christ d’exister par l’être du Verbe, Suarez répond à l’objection que, tout en étant spécifiquement semblable à la nôtre, l’existence contingente du Sauveur n’était pourtant pas tout à fait complète parce qu’il lui manquait d’être personnelle. D’après lui, par conséquent, dans une nature substantielle, exister ne dit point par sa notion même exister en soi et par soi sans le concours d’une personnalité étrangère, mais simplement avoir été tiré du néant et par là se trouver capable de devenir un individu ou une personne. Sans doute, à moins d’un miracle qui s’opposerait au cours normal des choses, la subsistence éinane-t-elle spontanément de toute existence substantielle. Mais, le miracle étant toujours possible, il faut donc considérer la subsistence comme un mode positif distinct de la nature créée et venant l’achever de telle manière que, constituant un tout fermé sur lui-même, elle n’ait plus besoin d’être sustentée par autrui. Disp. VIII, sect. iv, p. 360.

Bien que son être fini ait toujours été dépourvu dece mode, le Christ n’en était pas moins un homme parfait, parce qu’il subsistait de façon plus élevée dans le Verbe, lbid., n. 5, p. 362. D’autre part, s’il arrivait que son humanité perdit son hypostase divine, il faudrait l’action d’une cause efficiente pour lui donner une nouvelle personnalité de même ordre que la nôtre. Comment, en effet, conférer autrement à un sujet un mode physique dont il est dépourvu. Ibid., n. 7, p. 362. Les raisons ne manquent pas pour croire que la causalité requise en pareil cas devrait être exercée par un agent extérieur ; toutefois on admet communément qu’elle viendrait plutôt du dedans, étant admis que la subsistence résulte connaturellenient des virtualités de chaque essence au même titre cpie ses différentes propriétés quand aucune influence prépondérante en sens contraire ne s’y oppose. Ibid., n. 9 et 10, p. 363.