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SOCIALISME. CRITIQUE

Mais justement, dans l’hypothèse socialiste, une pareille limitation du pouvoir propriétaire serait légitime : bien mieux, elle ne poserait aucune question, puisque toute distinction du mien et du tien aurait disparu.

Cependant, cette réplique est tellement efficace qu’elle prive les socialistes de leur argument. Parler d’un droit du producteur sur le produit, c’est parler pour ne rien dire si l’on exclut l’hypothèse de la propriété. Bon gré mal gré, les socialistes font preuve en cette occasion d’une mentalité on ne peut plus bourgeoise. Abstraction faite d’un régime de propriété, le rapport de producteur à produit n’ajoute rien au pur rapport de causalité liant l’effet à l’agent efficient. Par suite d’un antique « préjugé », dû à la millénaire possession du régime propriétariste, nous attribuons instinctivement, non point seulement au salarié un droit sur son salaire, mais à tout producteur un droit sur son œuvre. C’est pourtant une vue qui ne va pas de soi, à priori. Quelle nécessité d’attribuer à la cause efficiente un droit de propriété sur son effet ? On n’en voit pas la raison décisive. De fait l’histoire a connu, elle connaît encore aujourd’hui au sein des familles, dans les ordres religieux, à l’armée, des travailleurs qui s’acquittent simplement de leur devoir d’état en travaillant pour autrui, sans songer à se prévaloir d’un droit de propriété sur le résultat de leurs labeurs. Quel inconvénient à cela ? Il apparaît même, à qui juge d’un point de vue métaphysique, que la causalité efficiente parfaite implique pareille générosité, suppose la production d’un effet valable en soi, doué d’une finalité propre et d’une certaine autonomie dans l’être, bref, d’un effet qui ne soit pas seulement une propriété de sa cause. Le meilleur producteur serait donc le plus désintéressé ; le pur producteur devrait l’être absolument.

Si donc les socialistes veulent nous faire cette importante concession, nous nous sentons pleinement d’accord avec eux, beaucoup plus qu’ils ne le croient et plus qu’ils ne le souhaiteraient. Car nous les mettons maintenant en demeure de choisir : si l’efficience productrice est un titre de propriété, qu’ils se gardent de porter atteinte, par la socialisation, à ce capital, à ces instruments de production qui sont et demeurent inviolables, soit qu’ils se trouvent dans les mains mêmes qui les ont constitués, soit que celles-ci, dans leur droit de disposition souveraine, les aient remis en d’autres mains.

Si au contraire, peut-être mieux inspirés, les socialistes admettent que la pure qualité de producteur ne confère pas de soi un titre, de propriété sur le produit, qu’ils cessent de nous rebattre les oreilles de cette fameuse spoliation que constituerait la plus-value et d’agiter ainsi les foules ignorantes. On ne peut crier à la spoliation sans rendre hommage à la propriété privée. En tout cas, la logique interdit d’être partisan de la propriété, au nom de la productivité du travail, pour soulever le travailleur à qui le capitaliste enlèverait une part de son œuvre et, en même temps, adversaire de la propriété, pour interdire à ce même travailleur de transformer son œuvre en épargne, en capital, en instruments de production.

Cette discussion qui se tient délibérément au point de vue logique ne prétend pas éclairer le fond du problème ; mais elle suffit à mettre en lumière une incohérence flagrante du raisonnement socialiste.

L’argument économique du socialisme. — La discussion est beaucoup plus intéressante lorsque le socialisme cesse de s’élever bruyamment comme un redresseur de torts, mais se propose, avec une apparence de modestie et d’objectivité, comme le type d’organisation économique qui convient aux circonstances présentes et à l’état présent des techniques. Il ne condamne pas le passé, il ne préjuge pas de l’avenir ; il croit constater que les fins économiques, sur lesquelles tout le monde s’entend, seraient mieux assurées aujourd’hui si on limitait ou si on supprimait l’appropriation privée des capitaux. L’argument est net, parfaitement saisissante ; on en trouvera l’exposé dans un ouvrage déjà ancien de M. Landry, qui s’est depuis lors rapproché des idées conservatrices traditionnelles et supprimerait sans doute aujourd’hui le point d’ironie sous-entendu dans le titre de sa thèse : L’utilité sociale de la propriété individuelle, 1901.

L’argument est double, négatif et positif. D’un point de vue négatif, il montre l’impuissance de la propriété privée à satisfaire l’intérêt commun ; d’un point de vue positif, il s’efforce de prouver que la socialisation des biens capitaux est de nature à favoriser les fins économiques générales. De part et d’autre, on s’appuie sur une définition qui oriente la propriété privée vers des fins individuelles et la propriété socialisée vers les fins sociales, ce qui est une pétition de principe ; et, spécialement dans la seconde partie de l’argument, on méconnaît la nature profonde de l’acte économique. Tels sont les deux sophismes que nous nous proposons de dénoncer.

1. Une pétition de principe. — Il semble évident, de prime abord, que la propriété privée est ordonnée au bien privé. Mais, dès que l’on analyse les termes de la proposition, on y voit un sophisme de la plus belle eau. Il y a en réalité trois termes à distinguer : tout d’abord l’appropriation privée, puis les fins auxquelles le propriétaire applique les biens qui lui appartiennent en propre, et en dernier lieu les fins auxquelles est ordonné le régime juridique reconnaissant et garantissant le droit du propriétaire sur sa propriété. Bien loin que la qualité de privé doive être étendue comme par contagion aux trois termes susdits, elle ne s’applique nécessairement qu’au premier. Elle caractérise alors un type d’appropriation exclusive, à la discrétion du particulier revêtu de ce droit. La qualité ainsi désignée est essentielle au droit de propriété, elle le constitue tel ; qu’elle disparaisse, nous avons affaire à un droit substantiellement différent.

S’ensuit-il que le propriétaire, en exerçant ce pouvoir dont il a la disposition exclusive, ne pourra viser que des fins privées, des intérêts strictement personnels ? Nous n’avons aucune raison de le penser. En fait, l’immense majorité des hommes consacrent à des intérêts collectifs le pouvoir que représente entre leurs mains la propriété privée : ils élèvent une famille, ils soutiennent des parents âgés ou infirmes, ils s’intéressent à des entreprises d’utilité générale et même, bien souvent, ils alimentent des œuvres purement désintéressées, des recherches scientifiques, des travaux artistiques, des efforts nullement lucratifs, des entreprises humanitaires, patriotiques, religieuses ou autres. Et, en principe, il n’y a pas plus de raison de penser que le pouvoir exclusif du propriétaire sur ses biens matériels doive être exercé au profit exclusif du propriétaire, qu’il n’y en a de penser qu’un homme intelligent, qu’un savant, qu’un artiste, qu’un médecin, qu’un inventeur, qu’un athlète, riches chacun d’une puissance ou d’un pouvoir dont ils ont la disposition exclusive, s’en serviront chacun pour soi, dans son intérêt exclusif. La disposition est exclusive, la fin ne l’est pas nécessairement.

Certes, disposant d’un pouvoir quelconque, le détenteur en usera pour soi quand il en aura besoin : rien n’est plus normal et la société peut se féliciter de voir tant de besoins, si divers et parfois si pressants, satisfais au mieux sans qu’elle ait à intervenir. D’ailleurs si l’on admet, avec la plupart des socialistes, que la société est tenue d’assurer à chacun le nécessaire, tous ces propriétaires qui pourvoient à leur propre entre-