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SOCIALISME. ÉVOLUTION : LE FOURIÉRISME

soulignaient énergiquement les limites, en bornaient l’usage selon des règles étroites et impérieuses ; parfois leur zèle et leur éloquence les emportaient à certains excès de langage dont le lecteur moderne ne laisse pas d’être scandalisé et qu’il excuse difficilement : mais les fidèles, alors, n’en étaient pas choqués. Quant aux libertins, aux philosophes, aux utopistes de toutes sortes, ce n’est pas la critique de la propriété que l’Église réprouvait dans leurs écrits ; sur ce point le danger semblait irréel et la sensibilité chrétienne n’y réagissait pas : c’est l’athéisme, l’irréligion, le rationalisme anti-chrétien, les propos licencieux, le mépris de l’autorité que l’on condamnait dans cette littérature. Avec les dernières années du xviiie siècle, avec la répression du babouvisme par le Directoire, commence une ère nouvelle qui consacre la notion de propriété privée la manière d’un principe inviolable et sacré, base de toute société. La Révolution française, satisfaite et assagie par son succès sur le plan politique, rejette violemment de son sein les esprits aventureux qui voudraient étendre ses propres principes au domaine social : elle ne rougit pas désormais d’être autoritaire et conservatrice. Les discussions relatives à la propriété se déplacent de façon bien significative : autrefois, on éprouvait le besoin de démontrer que la propriété privée n’est pas contraire au droit naturel : aujourd’hui, la légitimité de la propriété privée est devenue un axiome de philosophie sociale et l’on se demande, tout au plus, s’il est légitime d’en limiter l’extension par certaines collectivisations partielles. Après Babeuf, ni les gouvernements, ni les philosophes chrétiens, ni les sociologues conservateurs ne surent de longtemps envisager sereinement telles hypothèses de socialisation, telles restrictions législatives au droit absolu et l’usage souverain de la propriété privée ; instinctivement ils se raidissaient contre ces tendances, essentiellement révolutionnaires à leurs yeux. Ce qui pendant des siècles avait été réputé utopie prenait subitement la réalité intense et inquiétante d’une machine infernale montée contre l’ordre social. Rien n’est plus instructif à cet égard que de lire les chefs de condamnation opposés au communisme et au socialisme par les premiers documents ecclésiastiques qui désignent ces erreurs par leur nom. Au même titre que les sociétés secrètes et les sociétés bibliques, socialisme et communisme sont accusés de corrompre la jeunesse, de la soustraire à l’enseignement chrétien, de ruiner l’autorité de l’Église aussi bien que de l’État. « Il est constant, dit par exemple Pie IX dans l’encyclique Nostis et Nobiscum, que les chefs soit du Communisme, soit du Socialisme, bien qu’agissant par des méthodes et des moyens différents, ont pour but commun de maintenir en agitation continuelle et d’habituer peu à peu à des actes plus criminels encore les ouvriers et les hommes de condition inférieure, trompés par leur langage artificieux et séduits par la promesse d’un état de vie plus heureuse. Ils comptent se servir ensuite de leur secours pour attaquer le pouvoir de toute autorité supérieure, pour piller, dilapider, envahir les propriétés de l’Église d’abord, et ensuite celles de tous les autres particuliers ; pour violer enfin tous les droits divins et humains, amener la destruction du culte de Dieu et le bouleversement de tout ordre dans les sociétés civiles. » C’est peu à peu seulement que les thèses socialistes perdront ce caractère exclusivement révolutionnaire ; au milieu d’erreurs considérables se feront jour certaines critiques, certaines revendications qui ne seront pas uniquement destinées à séduire les malheureux pour les entraîner aux derniers excès, sous prétexte de justice et de liberté. Cette évolution du socialisme, à peine perceptible sous Léon XIII, nettement signalée par Pie XI dans l’encyclique Quadrage-simoanno, doit être maintenant décrite à grands traits.

II. ÉVOLUTION HISTORIQUE DU SOCIALISME. — Mouvement plutôt que doctrine, le socialisme évolue a ce une étonnante souplesse. Il a l’art de s’habiller au goût du jour et à la mode du pays. On n’attend pas d’un dictionnaire de théologie une histoire détaillée du socialisme ; aussi nous contenterons-nous, renvoyant pour le reste aux ouvrages spéciaux, de marquer les principaux tournants de cette histoire.

Le socialisme des producteurs. — Beaucoup plus que le marxisme, ce socialisme mériterait le nom de socialisme scientifique ; le marxisme en effet n’a pris cette qualification que comme une enseigne, afin de donner à ses thèses une apparence de sérieux ; mais, à supposer même que les conclusions marxistes fussent démontrées avec une rigueur scientifique, la science comme telle ne se voit attribuer aucun rôle propre à l’intérieur de la doctrine. Au contraire, le socialisme de Saint-Simon et celui des saint-simoniens fait une place à la science comme principe directeur et animateur de la vie moderne. Le savant est considéré comme le héros des temps nouveaux. Un tel socialisme, on l’a vu ailleurs, se rattache étroitement au xviiie siècle par son rationalisme et par son culte enthousiaste de la science et du progrès ; il annonce le collectivisme marxiste, en dépit de différences considérables, par le rôle prépondérant et même exclusif qu’il réserve au producteur (mais ce producteur n’est pas le prolétaire ; c’est plutôt le génial brasseur d’affaires) et par le caractère évolutionniste de sa philosophie de l’histoire : il est très romantique surtout chez Enfantin, par son sensualisme trouble et vaguement panthéiste. Voir Saint-Simon et saint-simonisme, t. xiv, col. 769 Sq.

Le socialisme utopique ou associationniste. — 1. Charles Fourier, né à Besançon en 1779, mort à Paris en 1837, fut successivement garçon de magasin, négociant, voyageur de commerce, commis d’administration, caissier. Célibataire et méticuleux jusqu’à la manie, il mena l’existence la plus dénuée d’incidents. Mais il était doué d’une imagination fertile et tenace, capable de soutenir jusque dans le détail le plus menu la prévision lucide de toutes les circonstances impliquées dans la réalisation future de ses utopies. Saint-Simon généralisait d’instinct et hardiment ; Fourier, au contraire, avait la manie du particulier, de la classification en séries, ordres, sous-ordres, etc… A lire ce dernier, on ne sait pas où l’on va, mais chaque pas en avant est copieusement justifié et commenté, avec un luxe d’explications parfois saugrenues, souvent ingénieuses. Le jugement surtout lui faisait défaut, ainsi que toute délicatesse psychologique ou noblesse de caractère. Il n’a jamais senti le besoin ni discerné les conditions d’une démonstration rigoureuse ; il décrivit toujours sans prouver jamais. Fourier collabora à l’Impartial de Besançon, au Phalanstère, à La réforme industrielle et à La phalange. Ses idées se retrouvent dans les ouvrages suivants : Théorie des quatre mouvements, 1808 ; Traité de l’unité universelle, 1821 ; Sommaire du traité de l’unité, 1823 ; le Nouveau monde industriel ou sociétaire, 1829 ; Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen, 1831 ; La fausse industrie, 1835.

Il ne lut guère pris au sérieux et eut peu de disciples : on cite Just Muiron. Victor Considerant essaya de donner au fouriérisme une apparence plus logique et de réaliser une colonie phalanstérienne au Texas en 1855. On peut formuler de la façon suivante les principales thèses de Fourier :

a) Association volontaire du capital, du travail et du talent, avec liberté pour chaque associé de se retirer librement de l’association avec tout son avoir. En effet le fouriérisme respecte la propriété privée, au moins sous forme mobilière, de même que l’hérédité, l’intérêt des capitaux et l’inégalité des riches et des