Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.2.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2287
2288
SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

hommes, a multiplié tout à la fois nos besoins et les moyens que nous avons de les satisfaire. Nous avons pu produire et consommer d’autant plus que nous étions plus civilisés ; et nous nous sommes trouvés d’autant plus civilisés que nous sommes parvenus à produire et à consommer davantage. C’est le trait le plus saillant de la civilisation. Qu’avons-nous en effet par dessus les Kalmoucks, si ce n’est que nous produisons et consommons plus qu’eux ? Si la civilisation est plus avancée à Paris que dans la Basse-Bretagne, en Angleterre qu’en Irlande, c’est parce qu’on y sait produire et consommer des produits plus nombreux et plus variés proportionnellement au nombre des hommes ; c’est parce qu’on y sent le besoin d’un logement plus élégant et plus commode, d’un vêtement plus recherché, d’une nourriture plus délicate ; c’est parce qu’on y goûte la lecture et l’instruction ; que l’on sait y jouir des productions des beaux-arts ; qu’on y éprouve en un mot le besoin d’une immense quantité d’objets dont la production occupe journellement une multitude de bras, de talents, d’instruments et met à contribution, non seulement les facultés productives de l’homme, mais encore celles de beaucoup d’animaux, celles du sol dans toutes ses localités, de même que toutes les forces gratuites que nous pouvons emprunter à la nature… Vous devez vous rappeler que ce prodigieux accroissement du pouvoir de l’homme est dû principalement à la possibilité de conclure des échanges. Or, les échanges ne sont praticables que lorsque les hommes sont réunis en sociétés nombreuses. L’agglomération des hommes n’est pas moins nécessaire pour que les connaissances utiles se conservent et s’accroissent… Les arts utiles qui ne sont que l’application des connaissances de l’homme à ses besoins, se perfectionnent et se transmettent dans l’état de société comme les sciences et par les mêmes moyens… Il est beaucoup de résultats de l’industrie humaine que des efforts individuels, quelque soutenus qu’on se plaise à les supposer, n’accompliraient jamais, et qui ne peuvent être obtenus que par des efforts simultanés et concertés… Vous le voyez, messieurs, c’est la vie sociale qui, tout à la fois, nous donne des besoins et les moyens de les satisfaire, qui multiplie nos facultés, qui fait de nous des êtres plus développés, plus complets. L’homme qui reste solitaire est plus dépourvu de ressources que la plupart des animaux. Réuni a ses semblables, il acquiert une vaste capacité pour produire et pour jouir ; il devient un autre être ; il change la face de l’univers » (souligné dans le texte).

Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur cette conception utilitaire de la vie sociale, désormais admise sans discussion et présupposée, explicitement ou non, à toutes les doctrines tant révolutionnaires que conservatrices. Les idées politiques, les réformes économiques, les institutions juridiques elles mêmes ne se justifient plus par voie d’autorité, par tradition, ou par leur conformité à un idéal humain et moral qui s’imposerait à priori, mais seulement par leur utilité. Mieux encore, puisque l’idéal humain et moral ne se présente plus comme un domaine distinct, mais comme le fruit, comme l’épanouissement naturel et spontané du bon ordre physique, on est sûr de contribuer au progrès de l’humanité, des mœurs, de l’esprit, en développant et en affinant les besoins physiques, pourvu qu’on multiplie et qu’on perfectionne les moyens de les satisfaire. Et dès lors le critère de l’utilité, certes légitime dans son ordre, prend une valeur absolue, exclusive, et joue le rôle impérieux d’un idéal. Le socialisme moderne ne s’expliquerait pas autrement.

Critique du droit de propriété. — Toutes les grandes institutions sociales, la religion, la famille, le gouvernement, la propriété, furent soumises par les penseurs du xviiie siècle à une critique sévère, du point de vue de l’utilité sociale. Nous ne nous arrêterons ici qu’aux discussions touchant la propriété et préparant ainsi immédiatement la plus remarquable des thèses socialistes. On peut ramener à trois les principales théories que le xviiie siècle a soutenues touchant le droit de propriété.

1. Théorie dite féodale. — On la faisait à tort dériver du droit féodal : le roi est propriétaire éminent de toute terre ; c’est de lui et moyennant son consentement que chacun peut posséder utilement. Cette théorie était en réalité assez récente en France, contemporaine des derniers Valois et des Bourbons ; elle correspondait aux tendances absolutistes qui se firent jour lors des convulsions anarchiques du xvie siècle. Elle venait comme après coup pour justifier la suppression des États généraux et des réunions de notables dont ç’avait été jusque là le rôle essentiel de consentir aux levées d’impôts. Le monarque absolu, en se présentant comme propriétaire souverain, n’avait plus besoin de solliciter ce consentement. En fait, la thèse se heurta à de vives résistances, fondées sur la doctrine traditionnelle des libertés naturelles, et ne trouva sa formulation légale qu’en 1629 dans le code Marillac. Louis XIV la commentait eu ces termes dans les instructions au Dauphin : « Tout ce qui se trouve dans l’étendue de mes États, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre, et nous doit être également cher. Vous devez être bien persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout comme de sages économes. » Louvois, dans son testament politique, soutient la même thèse et le duc de Saint-Simon raconte dans ses mémoires qu’une consultation des docteurs de Sorbonne, rapportée au roi par le P. Le Tellier, « décidait nettement que tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre et que, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait. » Cf. A. Lichtenberger, Le socialisme au xviiie siècle, 1895, p. 11. C’était là une théorie nouvelle, parfaitement étrangère aux conceptions féodales ; mais celles-ci étaient tellement méconnues au xviie et au xviiie siècle, que les partisans de l’absolutisme royal croyaient y trouver l’origine et une justification de leur thèse. Inversement, ceux qui protestaient contre cet absolutisme régalien se vantaient et étaient sincèrement persuadés de lutter pour le progrès contre la barbarie du Moyen Age, conviction qui décuplait leur zèle et attitude qui trouvait alors un accueil favorable dans l’opinion.

2. Théorie conventionnelle. — La seconde théorie, que l’on peut en gros qualifier de conventionnelle, eut la plus grande vogue au xviiie siècle. Avec quelques nuances, elle ne faisait que continuer la doctrine traditionnelle de la propriété, telle que l’avait élaborée la scolastique médiévale, elle-même héritière des Pères de l’Église, de la philosophie stoïcienne et d’Aristote. On sait que la scolastique ne voyait pas dans la propriété privée un droit naturel premier mais une détermination de ce droit. De droit naturel, c’était un axiome universellement admis, toutes choses sont communes ; l’appropriation privée appartient aux règles du jus gentium, c’est-à-dire qu’elle découle immédiatement du droit naturel et répond aux exigences normales et constantes de la vie en société, sainement interprétées par le consentement général des peuples civilisés. La scolastique n’a jamais affirmé l’existence historique, voire la simple possibilité d’un état de nature pure, antérieur à la vie de société ; elle se contentait d’admettre entre les notions de nature humaine, de société et de propriété privée, un ordre plus ou moins strict de nécessité : il est d’abord et immédiatement naturel à l’homme de vivre en société ; puis, à cause des exigences de la vie