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SOCIALISME. ESSAIS DE DÉFINITION

mot de socialisme pour l’opposer au mot individualisme, désignait par là une organisation politique où l’individu devait être sacrifié à la société. Cette signification originelle, parfaitement logique, rapprocherait le socialisme, sinon du communisme, du moins de certaines philosophies (Platon, dom Deschamps) qui engendrent ordinairement des conclusions communistes ; elle le rapprocherait aussi, par un lien du reste avoué, des philosophies qui placent hors de l’homme, dans l’État, la nation ou la race, le réel absolu et la valeur suprême, alors même que ces philosophies n’aboutiraient pas à des conclusions communistes, mais, dans l’intérêt mieux entendu du tout, préconiseraient un régime de propriété privée.

Dans ses Observations sur le classement des doctrines économiques, M. Gonnard estime que ce socialisme-là est le seul vrai et qu’il ne se situe pas sur le terrain économique : « Je ne vois guère, dit-il, pour l’incarner véritablement que des philosophes, tels que Platon ou Hegel. Leur socialisme est le plus authentique qui soit, parce qu’ils partent de l’idée que la société est une réalité supérieure à l’individu, plus haute, plus vraie, et même, à la limite, la seule réalité ». Op. cit., dans Mélanges Truchy, Sirey, 1938, p. 128. Mais, tout le monde en convient, ce socialisme-là, le seul vrai logiquement, n’est réalisé nulle part dans l’histoire de l’humanité ; on peut douter même qu’il soit réalisable. En tout cas ce n’est pas à lui que l’on songe lorsqu’on parle de socialisme, lui fait, contre, toute logique apparente, les socialistes se présentent expressément comme des individualistes. « Le socialisme ne consiste plus, en effet, à sacrifier l’individu au bien de la société, selon l’idée des anciens qui assignaient pour fin à la politique, non pas le bonheur de l’individu, mais le bonheur de l’État considéré comme un tout. Le terme socialisme n’est resté que pour caractériser dans son expression la plus haute l’idée moderne du droit de l’individu au bonheur. » Stegmann et Hugo, Handbuch des Socialismus, p. 752. « Le socialisme, au dire de Jaurès, est encore de l’individualisme, mais logique et complet. » C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Alcan, 1935, p. 103.

Or, le théologien, comme l’Église, ne se soucie que du socialisme réellement existant. C’est donc à ce dernier seul que nous nous intéresserons.

Pour la plupart de ses adversaires, le socialisme n’est pas, dans la réalité, une doctrine ; il est soit un mouvement (sentimental ou revendicatif), soit un ensemble, toujours changeant, d’opinions, de tendances, de systèmes ; si les origines en sont lointaines, on peut dire que le socialisme est né au commencement du siècle dernier d’un concours de circonstances et d’influences extérieures, en ce sens qu’il se trouva alors un certain nombre de réformateurs ou de rêveurs qui obtinrent, de leur rencontre même et du désarroi universel des esprits, l’avantage de se faire écouter.

Pour M. L. Baudin, Revue hebdomadaire du 29 octobre 1932, l’idée mire de tout socialisme est de plier les phénomènes naturels à la volonté humaine, d’imposer une orientation à la marche du monde, de substituer la raison a la nature. Cette vue rend bien compte des formes utopistes, anarchistes, idéalistes du socialisme. Mais elle laisse échapper les formes évolutionnistes. matérialistes. D’autre part, l’idée de soumettre la nature à la raison ne présente rien de spécifiquement socialiste : on peut dire que c’est là une tendance essentiellement humaine et qui se trouve à l’origine de toutes les techniques, de l’art, voire de la morale.

Beaucoup d’économistes et de socialistes se contentent de définir le socialisme en langage économique :

« le socialisme n’est que la balance des produits et des

services » (Proudhon). « Le socialisme est la notion de l’avènement d’une société sans concurrence grâce à une organisation de la production sans entreprise capitaliste et à un système de répartition où la durée du travail serait la seule mesure de la valeur » (G. Richard). Pour A. Fouillée, Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, p. 21, le socialisme peut être défini :

« un essai pour établir, au moyen de lois ou de sanctions, un régime plus ou moins étendu de propriété

collective, afin de réaliser un certain idéal social, soit d’ordre purement économique (socialisme matérialiste), soit encore d’ordre intellectuel et moral (socialisme idéaliste) ».

En langage marxiste, le socialisme est « le reflet dans la pensée du conflit qui existe dans les faits entre les forces productives et les formes de la production » (Engels). Un marxiste notoire, Vandervelde, a énoncé les quatre points fondamentaux ou « les permanences sans lesquelles le socialisme cesserait tout simplement d’être le socialisme ». Ce sont : 1. la primauté de l’économique ; 2. l’inéluctabilité de la lutte des classes, aussi longtemps qu’il y a des classes où les uns tirent des revenus sans travail de la plus-value produite par le travail des autres ; 3. la nécessité, si l’on veut réaliser une paix sociale qui ne soit pas un leurre ou un mensonge, de lutter pour la consécration du droit des travailleurs au produit de leur travail, par la socialisation, non pas de toute propriété, mais de la propriété capitaliste ; 4. l’action internationale des travailleurs, groupés d’ailleurs, au préalable, dans les cadres nationaux, pour réaliser le socialisme, non pas dans un seul pays — ce qui serait impossible — mais par l’effort concerté et simultané de tous ceux qui souffrent de la domination capitaliste et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Nous contenterons-nous d’une définition vulgaire et toute superficielle ? Est, dit-on, socialiste quiconque critique et sape le régime de la propriété privée ; et les théories socialistes se déploient en éventail de gauche à droite selon qu’elles attentent plus ou moins gravement au régime de la propriété privée, C’est une vue commode et généralement répandue. Mais elle ne nous apprend rien sur la nature des doctrines socialistes, car mille chemins conduisent à ce carrefour : les manichéens et les gnostiques avaient leurs raisons pour abhorrer tout contact avec les choses de ce monde où règne le Mauvais ; un saint-simonien. optimiste et brasseur d’affaires ne les comprendrait point. L’anarchie et le capitalisme d’État, la démocratie sociale aussi bien que le césarisme et le fascisme maltraitent la propriété privée. C’est par pure équivoque qu’ils se rencontrent sur une même conclusion, partis de prémisses diamétralement opposées.

Devons-nous cependant renoncer à comprendre le socialisme ? Beaucoup s’y résignent, qui ne lui reconnaissent aucune unité intelligible ; ce serait une tendance et non une doctrine déterminée, un confluent d’idées, de liassions, d’influences hétérogènes qui se sont rencontrées fortuitement et qui, dans leurs remous, ont charrié le bien et le mal ; ces courants qu’un hasard a réunis doivent bientôt se séparer, chacun rentrant sagement dans son lit, pour suivre sa pente naturelle. Le socialisme serait donc une simple dénomination, ou le schéma affectif sous lequel se présente cet accident, catastrophe pour les uns, mythe de salut pour les autres. Nous aurions alors le droit d’aborder avec, quelque scepticisme celle prétendue réalité, scepticisme d’autant plus justifié, semble-t-il, que nulle école n’a jamais connu plus ce schismes et d’excommunications qu’il n’y en eut au sein de l’école socialiste, si tant est que l’on puisse même palier d’une école socialiste. Quant aux partis politiques, aux groupes et sous-groupes, sectes de toutes nuances, qui arborent le drapeau socialiste, nous n’essaierons même pas de les dénombrer, fût-ce approximativement, cette