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ROUSSEAU. PREMIÈRES ŒUVRES


savants. Le travail de Rousseau n’avait rien de neuf : la thèse en avait été exposée dans les Lettres persanes (les Troglodytes) et dans Marivaux (L'île des esclaves, l’Ile sonnante), Rousseau eut néanmoins le prix, le 23 août 1750. Cf. R. Tisserand, Les concurrents de J.-J. Rousseau à i Académie de Dijon pour le prix de 1754, in-8°, 1936. Mais quand le Discours parut imprimé (Paris, 1750 ; Genève, 1751), les académiciens Bordes de Lyon, Le Cat de Rouen, Formey de Berlin, Voltaire, d’Alembert, Frédéric II, le roi Stanislas avancèrent des objections. Rousseau répondit à tous. Cf. Recueil de toutes les pièces publiées à l’occasion du Discours…. Genève, 1753 ; Correspondance, t. vii, n. 1249.

Avec le Discours, son opéra le Devin de village, représenté devant le roi, sa comédie Narcisse au Théâtre-Français, Rousseau prendra conscience de son talent et osera. En face des mondains et des philosophes, il affecte de redevenir l’homme primitif. Il commence cette « conversion », en retournant à la religion, non au catholicisme, mais à la religion de son enfance, réduite toutefois à sa manière personnelle. Depuis son abjuration, il avait cessé d'être « citoyen de Genève ». En juin 1754, sûr d'être bien accueilli en raison de sa renommée, il retourne dans sa patrie. Il rentre d’abord dans son Église ; le consistoire le dispense des formalités habituelles. Parce qu’ils croient que, passé par la philosophie, Rousseau n’acceptera pas tous les dogmes de Calvin, les six commissaires chargés d’examiner ses croyances lui donnent, pour sa foi en Dieu et en la providence, un certificat d’orthodoxie. Admis à la communion, il fut rétabli dans ses droits de citoyen. Confessions, 1. VIII ; Correspondance, t. i et ii, Rousseau à Genève ; G. Vallette, J.-J. Rousseau à Genève, Genève, 1911, in-8° ; P. -M. Masson, toc. cit. ; J.-S. Spinti, J.-J. Rousseau à Genève, 1934, in-8°, Paris.

2. Jusqu'à la rupture avec les Encyclopédistes : à l’Ermitage (1756-1757) ; à Montmorency (1758-1762) ; Discours sur l’inégalité (1755) ; Lettre sur la Providence (1756) ; Lettre sur les spectacles ou Lettre à d’Alembert (1758). — De Chambéry, le 12 juin 1754, il avait dédié À la République de Genève son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, réponse à cette nouvelle question posée en 1753 par l’Académie de Dijon : Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? Est-elle autorisée par la loi naturelle ? Rousseau s’inspire dans ce discours des théories sur la loi et les droits naturels de Grotius, Burlamaqui, Pufîendorf et aussi de Diderot, Condillac, Buffon, de la doctrine philosophique, en somme. Sans s’inquiéter de la réalité historique, il s’efforce de dégager de l’homme, par le raisonnement, les éléments nécessaires de sa nature. Or, tandis que Lucrèce et Buffon voient dans l’homme primitif un être peu enviable, Rousseau le voit libre, fort, heureux, vivant sans règle, sans vices et sans vertus, selon l’instinct et sans réflexion, n l'état de réflexion étant un état contre nature et l’homme qui médite un animal dépravé », avec des besoins très simples toujours satisfaits. Deux seuls sentiments : l’instinct de conservation qui lui fait rechercher un minimum de bienêtre, et la sympathie pour ses semblables ; capable de progrès, il aboutira par le premier à la propriété, par le second à la vie sociale et à la morale, autrement dit au sentiment de l’obligation à l'égard de ses compagnons d’existence, car il n’y a d’autre morale que la sociale. De là, naquirent les passions : amour, haine, ambition et aussi l’inégalité : inégalité du pauvre et du riche d’abord ; puis, le riche faisant des lois pour garantir ses richesses, inégalité du puissant et du faible ou civile ; enfin, le riche se réservant le pouvoir, inégalité du maître et de l’esclave ou politique. Et

Rousseau de conclure : a) l’origine de l’inégalité, c’est la propriété, établie et maintenue par la vie sociale ; b) l’inégalité est réprouvée par la loi naturelle, puisque, à l'état de nature, les hommes isolés et bons sont égaux. C’est donc la société qui les a corrompus. Cette fois, Rousseau n’eut pas le prix. Cf. Correspondance, t. ii, n. 243, la lettre spirituelle que lui adresse Voltaire à cette occasion à la date du 30 août 1755 et ibid., n. 244, la réponse de Rousseau.

Ayant refusé le poste de bibliothécaire à Genève que lui offrait au début de 1756 le docteur Tronchin, il s’installait le 9 avril de cette même année dans une petite maison isolée aux environs de Montmorency, l’Hermitage ou l’Ermitage, qu’avait aménagée pour lui Mme d'Épinay. Il travaille à ses grandes œuvres, mais, dans l’intervalle, il écrit en réponse au Poème sur le désastre de Lisbonne, que Voltaire vient de publier, sa Lettre sur la Providence, datée du 18 août 1756, Correspondance, t. ii, n. 300. Elle parut imprimée en 1759, un vol. in-8° de 60 p., s. 1. (Berlin). A l’occasion du tremblement de terre du 1 er novembre 1755, Voltaire, dans son poème, avait attaqué la Providence et ses défenseurs Pope et Leibnitz : le mal, soutenait-il, tient à la constitution même du monde, les faits le prouvent. Il concluait : « Mortel, il faut souffrir, se soumettre en silence, adorer et mourir. » Il ajoutait vaguement : « Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance. » À cette thèse, Rousseau oppose un optimisme basé sur la croyance en Dieu et l’immortalité de l'âme. « Vous accusez Pope et Leibnitz », dit-il à Voltaire, « d’insulter à nos maux en disant que tout est bien », mais alors que votre poème « me réduit au désespoir…, leur optimisme… me console ». Puis souvenez-vous de ce Discours sur l’inégalité que vous avez qualifié de « livre contre le genre humain » ; j’y montrais aux hommes « comment ils faisaient leur malheur eux-mêmes ». Et il s’efforce de le prouver, comme il l'écrit dans les Confessions, t. IX, p. 304 : « De tous ces maux, il n’y en a pas un dont la Providence ne soit disculpée et qui n’ait sa source dans l’abus que l’homme fait de ses facultés plutôt que dans la nature elle-même. » En fait, « si ce n’est pas toujours un mal de mourir, c’en est fort rarement un de vivre ». Qu’on le demande, non à l’un de ces civilisés saturés de philosophie ou détraqués à force de réfléchir, mais à un honnête bourgeois ou à un montagnard du Valais. Il accepterait de renaître sans cesse pour végéter… perpétuellement ». Dans l’appréciation des biens et des maux, les philosophes oublient toujours « le doux sentiment de l’existence indépendant de toute autre sensation ». P. 304-309. Peut-être, au lieu de tout est bien, vaudrait-il mieux dire le tout est bien ou tout est bien pour le tout, Dieu semblant en effet ne s’occuper que de l’ensemble. Ceux « qui ont gâté la cause de Dieu, ce sont les prêtres qui invoquent à tout propos la justice de Dieu » et les philosophes 'i qui chargent Dieu, comme dit Sénôque, de la garde de leur valise ». « Si Dieu existe, il est parfait, car, il est sage et puissant et tout est bien », « juste et puissant, et mon âme est immortelle : tout se rétablit ». P. 318. Si sa raison ne l’assure pas de l’existence de Dieu, du moins il croit en Dieu « tout aussi fortement qu’en toute autre vérité ». P. 319. Qu’on le laisse croire en paix. Il y a une sorte de profession de foi qu’il défendra jusqu'à son dernier souffle : « Je voudrais qu’on eût dans chaque État un culte moral ou une espèce de profession de foi civile qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre et négativement les maximes intolérantes qu’on sérail tenu de rejeter comme séditieuses… Toute religion qui ne s’accorderait pas avec le Code serait proscrite et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le Code même. Voilà un sujet, pour vous, dit-il à Vol-