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SALAIRE. RÉGULATION MORALE, LES SOLUTIONS


porclles qu’il use quotidiennement et qui doit être reconstituée au jour le jour ; 2° toutes ses forces qui auront fini par être usées, ce qui entraîne sa vieillesse à assurer ; 3° les risques qu’il court, maladie, accidents, chômage ; 4° une famille dont il a la charge et que son travail doit nourrir. Si tel est le donné, tel doit être le reçu. » P. Six, art. cit., col. 183-184.

Nous louons les intentions et nous approuvons même les conclusions pratiques de l’auteur : mais nous déplorons l’argumentation ruineuse par laquelle il croit les assurer. Cette manière de balance entre le ilonné et le reçu, c’est-à-dire entre le travail et le salaire, par laquelle on inclut dans le donné (travail) tout ce que l’ouvrier « apporte au travail », en y comprenant les forces usées au labeur, les risques courus dans le travail, le risque même de ne plus trouver de travail et l'éventualité de la vieillesse que le travail cependant ne rend pas plus imminente, en y comprenant enfin les charges familiales, cette manière de balance est rigoureusement inintelligible et inefficace. L’ouvrier ne donne pas cela ; il n’en a pas le droit. Et qu’en ferait le patron"? Et si par impossible l’ouvrier pouvait donner ces valeurs, le compte en serait inconnaissable, le critère inconsistant, la mesure élastique et incertaine.

Aussi bien la preuve est faite expérimentalement. Il n’y a aucune raison de s’arrêter au salaire minimum, car on peut indéfiniment expliciter le contenu virtuel de la prestation ouvrière ainsi comprise : « Le travail pour l’ouvrier est virtuellement ce qui est nécessaire pour son entretien et celui de sa famille. » I.iberatore, Principes d'économie politique. Assurément, si le travail fourni vaut objectivement la satisfaction des besoins de l’ouvrier, si ce sont les besoins de l’ouvrier qui constituent la loi régulatrice des salaires, l’obligation de justice commutative résultant du contrat de travail, à la charge de l’employeur qui reçoit de telles valeurs, doit s'étendre de proche en proche jusqu'à assurer à l’ouvrier cet élément de vie humaine et morale qu’est le foyer. Et comme, d’autre part, ainsi que le souverain pontife nous le rappelle avec tant de juste raison et d’autorité, la place naturelle de la femme est à la maison, on conclut que le seul travail du père représente objectivement en valeur la vie de toute la famille et que normalement il doit assurer celle-ci. Mais le dynamisme du principe n’est pas épuisé. Pourquoi limiter au cercle familial le champ des nécessités et des droits naturels de l’ouvrier'? Celui-ci doit atteindre un niveau de vie convenable, élever sa condition sociale, accéder à la propriété, jouir d’une certaine aisance et des loisirs indispensables à la saine vie corporelle et spirituelle ; toutes ces valeurs humaines sont, pour le salarié, contenues virtuellement dans son travail, puisque seul son travail les lui assure dignement. Il s’ensuit que la prestation de travail faite par l’ouvrier appelle en contre-partie un salaire représentant la même valeur, selon une égalité rigoureuse de stricte justice commutative.

Cependant, tous les auteurs ne poussent pas à ce point la logique de l’argument. L’unanimité n’a pu se faire sur la nature de l’obligation qui incombe à l’employeur de payer ce qu’on nomme si mal le salaire familial, c’est-à-dire un salaire correspondant adéquatement aux charges de famille de chaque ouvrier (salaire familial absolu) ou du moins aux charges d’une famille moyenne prise comme type (salaire familial relatif). Déjà la fameuse réponse du cardinal Zigliara avait suscité de vives controverses sur ce point. Le cardinal Goossens, archevêque de Malines, en vue d’un congrès tenu à Malines en 1891, avait posé au Saint-Siège, entre autres questions, la question suivante : Le maître pèche-t-il, qui paie le salaire suffisant à la sustentation d’un ouvrier, mais

insuffisant à l’entretien de sa famille, soit que celle-ci comprenne avec sa femme de nombreux enfants, soit qu’elle ne soit pas nombreuse'.' » À quoi le cardinal Zigliara avait répondu : « Il ne péchera pas contre la justice, mais il pourra parfois pécher, soit contre la charité, soit contre l'équité naturelle. » Et d’ajouter ces brèves explications : Le travail est l'œuvre personnelle de l’ouvrier et non de sa Camille ; ce travail ne se rapporte pas tout d’abord et en soi à la famille, mais subsidiairement et accidentellement, en tant que l’ouvrier partage avec les siens le salaire qu’il a reçu. De même donc que la famille, dans l’espèce, n’ajoute pas au travail, de même il n’est pas requis par la justice que l’on doive ajouter au salaire mérité par le travail lui-même. Cependant, il pourra pécher contre la charité, etc. non pas généralement et en soi, mais accidentellement et dans certains cas. C’est pourquoi la réponse porte : « parfois ». Ce péché contre la charité aura cela de particulier qu’il viole l’ordre de la charité. selon lequel l’ouvrier qui travaille à l’avantage du maître lui est plus prochain que les autres pauvres, et a par conséquent plus de titres à sa charité. Il ne faut cependant pas décider témérairement, dans la pratique, si un maître pèche ou non contre la charité. Dans ce même cas le maître < pourra aussi pécher « contre l'équité, dont le propre est de rétribuer spon- « tanément et non par obligation de justice », c’est-àdire qu' < une certaine équité naturelle » exige que le maître récompense l’ouvrier d’une certaine manière par subrogation ». quand il retire de son travail « beau- « coup de bénéfice et d’avantage. » De T’serclæs, Le pape Léon XIII. t. II, Desclée, 181)4. Malheureusement ces nuances théologiques très fines étaient parfaitement inaccessibles au plus grand nombre et aux plus bruyants des polémistes ; la plupart estimèrent que la réponse du cardinal était < peu sociale », n’in sislait pas assez sur l’obligation du salaire familial.

La consultation du cardinal Zigliara ne mit pas fin aux controverses. Aujourd’hui encore on discute le point de savoir si l’encyclique Kerurn noimrum fait du salaire familial une obligation de justice commutative. Mais d’autres documents pontificaux, sans trancher explicitement le débat, mettent le théologien et le sociologue catholique sur la voie d’une doctrine plus synthétique et parfaitement équilibrée, où se trouve tout naturellement résolu un problème qu’on avait mal posé.

d) L’encyclique » (Juadruijesimo anno, ou la réintégra tion cle la doctrine sociale dans la vie morale et politique du chrétien. — Le travail de réflexion qui se poursuivit dans l'Église et dans la société au sujet du salaire porta ses fruits. L’encyclique Quadragesimo anno ( 1931) nous permet de faire le point et d’apprécier ces progrès à leur juste valeur. Les amateurs cle systèmes seraient déçus s’ils attendaient d’un pareil document et de Pie XI la révélation d’une construction théorique, logiquement édifiée, scolastiquement soutenue à coups cle définitions et de syllogismes et flanquée d’une réfutation formelle des théories adverses. Mais tous, incroyants et fidèles, ont dit leur admiration pour cette magistrale leçon, mieux, pour cedéveloppement cle la pédagogie maternelle et écluca trice de l'Église.

Si nous voulions caractériser brièvement la doctrine ordinaire de la hiérarchie catholique en matière desalaire, telle qu’elle nous est aujourd’hui proposée, nous dégagerions les traits suivants, comme exprimant avec-exactitude la sagesse, l'équilibre et le réalisme pratique de cet enseignement.

a) Sens des possibilités. — Alors que nombre de théoriciens tirent de justes définitions toutes les conséquences logiques, l'Église marque avec soin, selon les temps et les circonstance, la limite qui sépare le