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SALAIRE. RÉGULATION MORALE, LE PROBLÈME


bilité même de l’entreprise ne tarde pas à rétrograder si, en même temps, ne se fait pas une accession de consommateurs. Car la valeur actuelle d’une technique instrumentale se mesure en dernière analyse à ses possibilités actuelles d’application ; le progrès de la rentabilité pure est condamné à se dévorer lui-même, la production massive en nature se révélant bientôt dénuée de valeur tandis que le chiffre impressionnant des marges bénéficiaires dissimule mal, sous l’artifice comptable, la fragilité de l’entreprise. Au contraire, une application abusive de l’instrument économique, faite sous l’influence de considérations purement psychologiques et sans tenir compte des lois objectives de l’instrument, rend celui-ci impropre aux services qu’on pouvait en attendre, vicie le processus économique et compromet la productivité ; par là se trouve tenue en échec, au détriment de son application définitive, une technique rationnelle de rentabilité qui n’avait été conçue et admise qu’en vue de cette application.

Il s’ensuit que la détermination optima du taux de salaire, au point de rencontre des données psychologiques et des données quantitatives, requiert, outre la connaissance théorique de ces données, une décision autonome de la raison pratique, elle-même vertueusement inclinée dans son exercice par l’attrait du bien humain, bien personnel, bien d' autrui, bien commun. Ici apparaît la nature essentiellement morale de l'économie : mulli dicunt : guis ostendit no bis bona ? Heaucoup voudraient trouver dans la théorie économique et dans l’observation sociologique, la règle adéquate de leur activité économique. Ils ne la trouveront pas là toute formée et directement applicable ; les lumières de la raison spéculative, la science, l’expérience, le sens de la conjoncture ne peuvent fournir que le cadre, les grandes lignes, les limites extrêmes de la décision à prendre ; dans ce cadre obligé, les décisions ellesmêmes sont toujours prises à la lumière d’un jugement pratique singulier qui ne se borne pas à découvrir ce qui est juste, honnête, prudent, mais qui élabore, en quelque sorte sur mesure, la règle pratiquement vraie. L’activité économique concrète se règle donc en définitive, pour le sujet vertueux, charitable, juste, libéral, tempérant, etc., sur un jugement prudentiel impératif. Sera juste, en dernière analyse, dans chaque cas singulier, la décision qui, compte tenu des circonstances, des possibilités quantitatives, des habitudes psychologiques et morales, sera formée et tenue pour telle par le sujet vertueux. C’est l'élaboration de ce verdict pratique qu’il convient maintenant d’examiner, puis qu’une régulation morale du salaire nous est apparue comme techniquement possible.

La régulation morale du salaire.

1. La genèse du

problème. - On voit surgir au xix° siècle une discussion théologique nourrie au sujet du salaire. Le problème théorique du salaire est en passe de fournir la matière d’un traité dans nos théologies modernes ; il a ses lieux théologiques, ses conflits d’opinions, son histoire. Il n’est pas inutile de réfléchir sur les causes et sur le sens de cet enrichissement théologique.

Pour les théologiens anciens, il n’y a pas de problème du salaire, l.a morale du salaire relève des principes communs de la justice et nulle raison ne motive en sa fæur un traitement particulier. Le contrat « le salaire est un contrat de locatio-conductio, l’obligation contractée par le maître est de nature consensuelle, non réelle, c’est à-dire qu’elle a pour objet la menés convenue. C’est une obligation de justice commutative, parce qu’il s’agit d'établir une égalité rei ad rem médium, propre de cette espèce de justice ; le

maître doit en effet, pour s’acquitter, égaliser arithmétiquement la rherces versée à la menés convenue.

Quant à la règle morale qui doit servir, dans l'établis

sèment de la convention, à fixer le taux de la merces, elle n’est guère étudiée. On se contente d’en appeler à l'œstimalio communis.

Cette réserve s’explique : sous le régime féodal et sous le régime corporatif, la coutume et les institutions locales fixaient avec une minutie extrême les obligations réciproques des seigneurs ou maîtres et de leurs tenanciers ou compagnons..' sestimatio commuais n’avait pas alors le caractère indécis que lui reprochent à bon droit les modernes. Certes, on se tromperait si l’on imaginait que la justice sociale fleurit sans éclipse tout au long de ce nouvel âge d’or que l’on se plaît à saluer dans ces « âges de foi » ; nous savons que les communes, en France comme en Italie et en Flandre. furent l’une après l’autre amenées, par leurs discordes sociales, par les luttes toujours renaissantes entre l’aristocratie citadine, artisanale ou commerçante, et un prolétariat de compagnons, à accepter, en échange de leurs libertés, la tutelle et la « paix » du roi ou de l’empereur. Mais ces désordres provenaient d’infractions flagrantes aux institutions établies. En principe, par loi, charte ou coutume, l’estimation commune constituait une règle pratique ; les contractants pouvaient s’y conformer en toute justice et certitude.

Si les théologiens laissaient aux autorités politiques et corporatives le soin de déterminer le taux du salaire, leur enseignement, basé sur l’Fcriture, soulignait l’urgence de la dette de salaire, fondée sur son caractère alimentaire. Saint Antonin, à propos de la parabole des vignerons, commente ainsi le Redde illis mereedem : Nola primo quod non dicit ut venianl cras, sed immédiate post opus, et il cite le texte traditionnel de Tob., iv, 15 : Merces mercenarii lui apud te omnino non remaneat. Tel est l’enseignement commun des prédicateurs, des Pères, jusqu'à nos jours. Tel est aussi l’enseignement des petites sommes pénitentielles rédigées à l’usage des confesseurs. On peut affirmer que. sur le plan de la spéculation morale, le problème du salaire ne se posait pas.

Pour qu’il pût se poser, une double condition était requise : Devait d’abord disparaître la règle certaine que constituait pour le contrat de travail le principe ancien de l’estimation commune. Cette condition se trouva réalisée par suite d'événements bien connus : disparition des corps de métiers, corporations et jurandes, à qui revenait le soin de formuler et de maintenir les taux normaux de salaire ; avènement et triomphe généralisé du principe mécanique de la libre concurrence par le jeu de l’offre et de la demande, l’esprit humain ayant délibérément renoncé au souci de déterminer par choix prudentiel un juste taux des salaires ; révolution politique tendant, selon les principes du libéralisme économique, à exclure toute intervention politique positive du domaine économique (théorie de l'État gendarme). Vers le milieu du XIXe siècle, un peu plus tôt ou un peu plus tard selon les pays et selon les branches de production, on a perdu la notion d’estimation commune. Aujourd’hui encore, en dépit de louables efforts tentés pour la réhabiliter, cette notion n’est pas comprise ; on n’y voit guère qu’une curiosité archéologique et inopérante, quand ce n’est pas une hypocrite échappatoire. Devaient aussi se révéler les méfaits sociaux du nouveau régime, ou plutôt de cette anarchie, qui excluait la fixation rationnelle du taux des salaires. I.a seconde condition ne fut quc trop largement réalisée. Les yeux s’ouvrirent.

Dès lors U problème du salaire était posé, non seu lement aux yeux de quelques penseurs pénétrants cl d’observateurs perspicaces, tels que Sismonde de Sismondi et le comte de Villeneuve Bargemont, mais devant l’opinion publique, réveillée du reste par les