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SALAIRE. MORALITÉ OBJECTIVE DU SALARIAT


d’une analyse superficielle, on se borne parfois à considérer l’intention consciente des contractants ; dès lors on discerne chez l’ouvrier l’intention, par son travail, de gagner honnêtement son salaire et chez le patron ou employeur celle d’entretenir à son profit, moyennant le paiement du salaire, une activité productrice avantageuse. L’observation psychologique n’aboutit la plupart du temps qu’à cette conclusion. Toutefois l’analyse juridique du contrat de salaire nous a révélé la présence déterminante d’un objet unique, point de rencontre des volontés contractantes, au-delà de leurs mobiles immédiats et divergents. A la racine des obligations réciproques et corrélatives de fournir un salaire et d’exercer une activité laborieuse, se trouve l’idée commune à l’employeur et au salarié, idée qu’ils réalisent d’accord et où nous voyons la cause juridique du contrat de travail, savoir l’institution et le maintien d’un régime de travail organisé selon le type hiérarchique et inégalitaire du salariat.

Telle est la signification objective, le plus souvent inaperçue des contractants eux-mêmes, telle est l’intention objective du contrat de travail. On voit dès lors sur quel point doit s’exercer au premier chef la critique que l’on en veut faire. Certes le taux du salaire, la nature, la durée, les conditions techniques, la productivité du labeur, autrement dit l’étendue et le poids des obligations respectives nées du contrat. requièrent l’examen du moraliste..Mais, avant de considérer l’application faite ici ou là des règles du régime contractuel, il faut apprécier la signification radicale de ce régime.

Il ne semble pas, de prime abord, que cette intention objective du régime de salariat soit difficile à justifier moralement. Le salariat n’est qu’un type, entre plusieurs autres, d’organisation du travail. Or, quoi de plus légitime, apparemment, que de travailler et de travailler avec ordre ? L’homme laborieux n’est-il pas évidemment digne de louange ? Travailler, n’est-ce pas tenir son rang dans la société et dans l’univers ? Sans aucun doute. Mais la réflexion nous découvre l’étrangeté d’un paradoxe que l’éducation, l’opinion et l’habitude nous cachent d’ordinaire. Ls vie sociale a éduqué en nous dès l’enfance les réflexes du bon travailleur, en nous répétant sans cesse les louanges du travail. Il faut un effort pour se rappeler que le travail consiste essentiellement en un mouvement transitif, un facere, visant le bien de l’œuvre faite et non le bien de l’ouvrier. Le vrai travail ne va qu’à modifier les choses extérieures. Ht, si l’on compare entre eux les différents types de travaux, on constate qu’ils intéressent de ihoins en moins le bien de l’homme, à mesure qu’ils réalisent plus purement la conception technique du travail. Cet acte extérieur qui consiste à fraiser une entrée de vis ou à déplacer quelques mètres cubes de terre, offre en même temps un type parfait de travail et un type parfait d’acte moralement indifférent. On simplifie donc, lorsqu’on fait du travail sinon la première valeur humaine ou morale, du moins une valeur morale par elle-même. Ce travaillisme transforme le travail en idole ; il le confond avec les fins servies et avec les sentiments exprimés par le travail. Seules ces valeurs, étant essentiellement humaines, méritent d’être honorées pour elles-mêmes ; le travail se légitime en raison, en moralité, dans la mesure où il les sert ; c’est d’elles et d’elles seules en principe qu’il reçoit sa qualification morale. On travaille pour vivre ; ce n’est pas le travail, du moins le travail au sens propre d’activité transitive, qui donne sa valeur morale à la vie, mais c’est au contraire celle-ci qui fonde, justifie et mesure la valeur morale du travail.

On aurait tort de juger superflue cette précision ;

    1. DICT DE THÉOL##


DICT DE THÉOL. CATHOL.

elle entraîne de graves conséquences, par exemple la légitimité morale d’une vie purement contemplative lorsque, d’une manière ou d’une autre, fût-ce par la mendicité, est résolu en faveur d’un individu, d’une famille ou d’un groupe, le problème de la subsistance matérielle. Inversement, la valeur absolue de la vie humaine fonde ce qu’on a appelé le droit au travail dans toute la mesure où se vérifie rigoureusement un tel droit, c’est-à-dire pour autant que nul moyen de vivre, autre que le travail, n’est laissé à un individu ou à une classe. Mais nous devons surtout retenir cette conséquence que le travail, si humble qu’il soit, se trouve élevé au rang de devoir impérieux, parce qu’il est moyen nécessaire de vie humaine. Il faut du reste entendre de la façon la plus profonde cette nécessité vitale fini fait du travail une véritable condition de vie humaine ; non seulement la satisfaction des besoins physiques immédiats est conditionnée par le travail, mais, sauf exception rarissime et toujours discutable, la nécessité de travailler constitue pour tout homme la meilleure et pour la plupart la seule école pratique de moralité ; le travail est donc bien au sens plénier du mot une condition de vie humaine : « L’homme est lait pour travailler comme l’oiseau pour voler », car, si l’on ne peut voir dans le travail l’essentiel de la vie humaine, l’homme ne se fait, il ne vit humainement que par la vertu de son travail.

Instrument nécessaire et normal de la vie humaine, rationnelle et sociale, le travail est donc bon moralement. C’est sa bonté morale qui rejaillit sur le régime de salariat pour le qualifier à son tour, dès là qu’un tel régime se présente comme un certain mode rationnel d’organiser le travail. La finalité objective du salariat, le travail, elle-même définie, mesurée et moralement qualifiée par les besoins vitaux à satisfaire, voilà ce qui en principe justifie ce régime. Du même coup, nous devons savoir qu’un régime de sala riat qui gênerait le travail, ou qui favoriserait un travail répondant mal aux besoins vitaux de l’humanité, ne mériterait plus ce jugement favorable.

Il peut sembler banal de dire que le travail justifie le salaire ; c’est que l’expression est équivoque. La faiblesse des nombreux essais de justification qu’a suscités le régime de salariat vient de ce que la discussion n’y est pas portée sur la valeur du régime en lui-même, mais s’attarde autour de principes seconds, qui supposent réalisée et admise l’hypothèse du salariat. Selon que l’on se place dans ladite hypothèse ou qu’on la met elle-même en discussion, on renverse le sens de cette formule : « Le travail justifie le salaire. » Dans le premier cas, on voit dans le travail un moyen efficace et légitime d’obtenir cette fin qu’est le salaire : exactement comme on voit dans l’industrie le moyen efficace et légitime d’acquérir le profit et dans l’acti vite commerciale celui de réaliser d’honnêtes bénéfices. Dans tous ces exemples, on suppose admise une organisation sociale qui laisse en récompense au travail ouvrier le salaire, à l’industrie le profit, au commerce le bénéfice ; posée la condition, la fin est justement tenue. Mais on n’a pas ainsi légitimé l’existence d’une telle organisation sociale. Ht, pour le faire valablement, il faut s’aviser que le travail est d’une nécessité naturelle et sociale bien plus immédiate que le salariat ; celui-ci ne saurait trouver de meilleure justification morale que de se présenter comme, un instrument de travail, comme un moyen d’organisation favorable au travail. Ainsi le sens véritable de la formule apparaît ; c’est le travail qui justifie le salariat, en effet, puisque la finalité ici c’est le travail et que l’on recommande l’application du régime de salariat comme un bon moyen de régler efficacement le travail. La prétention du salariat à favoriser le travail humain est-elle justifiée dans les faits, c’est

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