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ROSCELIN

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cette dialectique forcenée on semble atteindre dans la pensée de Roscelin une conviction profonde concernant le caractère original et essentiel de composition que prennent les éléments d’un tout à partir du moment où, le tout existant, chaque partie élémentaire entretient des relations nouvelles avec les autres parties élémentaires, même antérieurement existantes. Une muraille par exemple — c’est l’exemple de Roscelin — n’est plus identiquement la même si elle s'élève toute seule ou si un toit la couvre et que d’autres murs la flanquent. Sa solidité, son sort, sa finalité, toutes ses qualités essentielles varient désormais, sont autrement assumées.

Roscelin voulait empêcher qu’on considérât l'être singulier simplement comme une rencontre fortuite, contingente de quelques qualités sérieuses et dûment établies dans la réalité prétendue des idées générales. Ce serait faire évanouir le réel singulier au profit d’ingrédients faussement considérés à part de l’individu d’où ils tirent leur réalité. C’est ainsi que Roscelin n’admettait pas qu’on crût, à propos d’un corps coloré, à l’existence distincte de la couleur de ce corps coloré. De même la sagesse d’un homme ne lui paraissait pas une entité existante en dehors de l'âme de cet homme. Il avait grand’peur qu’on hypostasiàt des qualités, qu’on substantiflât des chimères, qu’on revint aux archétypes grecs, spécifiques et canoniques, qu’on expliquât le concret par l’abstrait au lieu d’expliquer l’abstrait par le concret.

Roscelin qui fut le maître d’Abélard (voir Abélard, De divis. et defin., édit. Cousin, p. 471), ne réussit certes pas à convaincre celui-ci de son trithéisme ; mais le fond de nominalisme de Roscelin est passé à Abélard, intelligemment corrigé chez le disciple par une théorie de l’analogie spécifique entre les cas singuliers. S’il n’y avait pas eu Roscelin, Abélard n’aurait pas pu répondre comme il l’a fait à Guillaume de Champeaux. Il est vrai que, s’il n’y avait pas eu Roscelin, l’archétypisme étroit de Guillaume de Champeaux ne se serait pas produit par réaction. Voir les articles : Nominalisme, t. xi, col. 717 ; Réalisme, t. xiii, col. 1846.

II. Trithéisme. — Un moine du nom de Jean écrivait, entre 1089 et 1092, à saint Anselme, encore abbé du Bec, à propos de Roscelin. Il semble bien que ce soit à cette source que saint Anselme ait puisé ses connaissances de la doctrine trithéiste de Roscelin ; et que cette lettre soit donc un des documents essentiels que puisse atteindre l’histoire des doctrines. Jean demandait donc à Anselme ce qu’il fallait penser de cette doctrine professée par Roscelin au sujet de la Trinité : « Si les trois personnes sont seulement une chose, si elles ne sont pas trois choses en soi, comme trois anges ou trois âmes, de telle façon cependant que, par la volonté et la puissance, elles soient tout à fait identiques, il faut que le Père et l’Esprit-Saint aient été incarnés avec le Fils. » Roscelin aurait été jusqu'à se réclamer des propres opinions de saint Anselme en faveur de cette théologie nouvelle. Selon certains historiens de la philosophie, il exagérait son apparentement à saint Anselme, mais il y aurait eu néanmoins de petits éléments communs de pensée.

Anselme répondit brièvement à Jean contre le trithéisme de Roscelin. Voir le De fide Trinilalis, c. i, P. L., t. clviii, col. 262. Surtout, il fit attaquer cette hérésie par Foulques, évêque de Beauvais, dans un concile qui se réunit à Soissons, vers 1 092. Le concile et le peuple mirent Roscelin plus bas que terre. Roscelin se défendit d’avoir jamais soutenu les opinions stupides qu’on lui prêtait. Le pape, mis au courant à la fois par Roscelin et par Anselme, aurait penché, d’après le jugement de Picavet, pour l’orthodoxie de Roscelin. Saint Anselme revint à la charge contre le nominalisme que comportait le trithéisme de son ad versaire et ce fut, bien entendu, en faveur d’un réalisme décidé. Cf. De fide Trinit., c. ii, col. 265.

Les deux doctrines, philosophie et théologie, nominalisme et trithéisme, ou bien au contraire réalisme et monothéisme absolu étaient manifestement liées. Picavet. dans son étude sur Roscelin, a essayé de prétendre que le trithéisme du hardi novateur était sans rapport avec son nominalisme. Or, la liaison des doctrines non seulement est réelle, mais Anselme et Abélard l’ont remarquée. D’après ce qu'écrit Anselme, toc. cit., on voit très bien comment Roscelin pouvait se féliciter d’avoir appliqué son nominalisme à sa théorie trinitaire. Il se vantait d’avoir résolu la difficulté : comment l’incarnation du Fils n’entraîne-t-elle pas les incarnations du Père et du Saint-Esprit ? en rompant la notion d’unité d’essence.

Réfugié pour un temps en Angleterre à cause de la condamnation du trithéisme, Roscelin s’y était montré très sévère pour les mœurs du clergé anglais. Revenu en France à la suite de l’hostilité que son attitude lui avait attirée, il fut encore très sévère pour son disciple Abélard. Vers 1120, il dénonça à l'évêquede Paris, le livre d’Abélard sur la Trinité. Voir ici t. i, col. 39. Il faut dire que ce livre était dirigé contre le trithéisme de Roscelin, ainsi que l’a reconnu E. Kaiser dans une thèse : Pierre Abélard, critique, inspirée par le P. Mandonnet. Grâce au livre d’Abélard, nous avons des renseignements complémentaires sur le trithéisme de Roscelin. Ce personnalisme trinitaire, plus aisé peut-être à faire accepter à des Orientaux qu'à des Occidentaux, était poussé par son auteur fort loin. Roscelin tenait ce raisonnement : Si le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont identiques en essence, le Père, en engendrant le Fils s’engendre lui-même ou tout au moins engendre un autre Dieu et le Saint-Esprit procède de lui-même. Une telle dialectique est sans doute spécieuse. Il faut avouer qu’elle est assez puissante selon les apparences premières. Abélard eut fort à faire à la mettre en pièces. Sur ce point Anselme n’avait pas répondu à Roscelin.

On a découvert à Munich, au milieu du xixe siècle, une réponse de Roscelin à Abélard que Cousin a publiée au t. il des Œuvres d’Abélard, append., p. 792 ; cf. P. L., t. CLxxviii, col. 357, 372. Si ce morceau qui a le ton de l’invective plutôt que de la discussion est authentique, il faut surtout en retenir que Roscelin entendait sauvegarder l’unité divine profonde par de la le trithéisme des personnes. Mais quel ton ! Dans l'édition de Cousin, la missive de Roscelin à Abélard représente douze pages in-4°, douze pages de polémique acerbe. Abélard « a blessé la paix fraternelle » par un écrit « fétidissime ». Contre l’hérésie du sabellianisme, à laquelle Abélard est voué, Roscelin décoche quelques citations patristiques. Mais comment s’arrêter à examiner la pensée de gens qui, faute de distinguer assez les personnes dans l’unité divine, arrivent à admettre que le Père s’incarne avec le Fils ! De tels adversaires se traitent avec verdeur. Roscelin ne le fait pas dire à Abélard : in merdæ noslræ detractionis immunditia suino more saluratus es. Il fait allusion aux incidents mouvementés de l’amour avec Héloïse. Une maison à qui il manque un toit ou une paroi mérite à peine le nom de maison. Roscelin se demande s’il doit appeler Pierre, son ancien disciple Abélard. Pierre, c’est un nom d’homme, or Abélard n’est plus ni homme, ni femme. Cette imperfection de son adversaire empêche Roscelin de répondre plus avant par de la théologie à ce qui n'était que diatribes méchantes. Roscelin termine ainsi son morceau d'éloquence venimeuse : quia contra hominem imperfcclum ago, opus quod cœperam imperfection relinquo. On se demande comment Picavet a pu considérer cette diatribe comme une mise au point essentielle de la pensée de Roscelin.