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RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, CRITIQUE


que les religions antiques avaient imaginé. Mais il en résulte une « vulgarisation noble » qui a permis une participation approximative du mysticisme permettant d’attendre sa pleine réalisation ». P. 255.

Mais nous croyons qu’il y a plus et mieux dans les rapports entre le mysticisme et le christianisme historique, avec sa doctrine et ses rites et sa vie sociale surtout, que doctrine et rites entretiennent pour une bonne part.

a. — Il y a un mysticisme collectif, et d’une façon générale une religion dynamique collective, qui existent à l'état complet, sinon parfait, dans le christianisme, parce que l'Église est à la fois une société visible et extérieure et une société invisible et intérieure. D’une part elle a recours et elle doit avoir recours à des moyens d’ordre matériel, à une discipline de nature statique et conservatrice, pour adapter la religion aux conditions de notre existence temporelle et terrestre. Ce ne sont là que des moyens. D’autre part, en utilisant ces moyens qui sont nécessaires et de plus se trouvent bienfaisants pour qui les emploie « en esprit et en vérité », l'Église réalise la communion des âmes par une participation à une même vie qui est celle du Christ. M. Bergson reconnaît que tout le mysticisme chrétien vient de Jésus. Or ce mysticisme, cette vie intime du Sauveur vient à toutes les âmes, y compris celles des grands mystiques, non pas par conservation statique, refroidissement, cristallisation, ni uniquement par action directe de personne à personne, mais par la collaboration, la coopération, l’influence active et dynamique de tous les membres de l'Église qui ne sont pas délibérément séparés de Dieu. Tous, tant que nous sommes, c’est-à-dire ceux dont l’influence paraît au grand jour et les héros obscurs, les mystiques inconnus auxquels M. Bergson rend hommage (p. 47) et la grande masse même des médiocres, si à leur médiocrité se joint quelque bonne volonté, nous faisons vivre le Christ et en nous et dans la société spirituelle, société vivante par tous ses membres en même temps qu'éminemment par son chef toujours présent, animée par eux de mouvement et de progrès. Il ne s’agit plus seulement de reploiement de l'élan vital sur lui-même pour la défense du groupe et l’exercice de l’instinct de conservation. C’est le dogme de la communion des saints, entendu en un sens dynamique qui dépasse le sens courant et surtout statique d’une mise en commun de mérites. Plus de quatre siècles avant que la formule en ait été introduite dans le Credo, saint Paul l’avait prêchée par sa doctrine du corps mystique dont Jésus est le chef et chaque chrétien l’un des membres. Cf. I Cor., xii, 12 sq.

Sans doute il s’agit là d’un dogme qui, comme tel, ne peut être présenté à titre d’argument à un philosophe considéré lui aussi comme tel. Mais la communion des saints est aussi un fait dans la mesure où elle se traduit par des expériences religieuses collectives : par exemple, la vie intense de ces communautés auxquelles saint Paul prêchait la doctrine du corps du Christ, celle des sociétés spirituelles groupant un petit nombre de privilégiés, couvents et ordres religieux destinés à conserver et continuer l'élan mystique « jusqu’au jour où un changement profond des conditions matérielles imposées à l’humanité par la nature permettrait au côté spirituel, une transformation radicale », dont parle M. Bergson lui-même, sans compter la vie liturgique bien comprise et tous les groupements d’apostolat.

b. — Il y a des emprunts des mystiques à la société religieuse. A la société, les mystiques empruntent non seulement l'élan d’une collaboration des âmes, mais encore une doctrine vivifiante et en particulier les dogmes de l’incarnation et de la rédemption, ce qui va contre l’assertion des Deux Sources sur un contenu original du mysticisme, « indépendant de ce que la reli gion doit à la tradition, à la théologie, aux Églises ». P. 268.

En effet, la foi au Dieu incarné et rédempteur, qui est d’abord la foi de l'Église, est au cœur du mysticisme chrétien, non pas élément statique dont il s’accommoderait vaille que vaille, mais inspiration et foyer de vie profonde et de dynamisme spirituel. La médiation toujours agissante du Sauveur hante la pensée et l'âme des grands mystiques. C’est le cas de Paul qui déclare que le Christ vit en lui. Gal., ii, 19-21 ; cf. Phil., 1, 21. On a eu raison de dire qu’il était « un possédé » du Christ et on ne peut pas concevoir un seul de ses états mystiques, une seule même de ses prières d’où Jésus ait été absent. Il a ainsi créé une tradition qui a passé à tous les grands mystiques. Le c. xxii de la vie de sainte Thérèse écrite par elle-même est intitulé : « Si les contemplatifs veulent marcher par une voie sûre, ils ne doivent pas se porter d’eux-mêmes aux choses sublimes, c’est par l’humanité de Jésus-Christ qu’on parvient à la plus haute contemplation. Erreur où elle resta quelque temps à ce sujet. Ce chapitre est d’une grande utilité. » Œuvres de sainte Thérèse, traduites par les carmélites de Paris, t. i, p. 222. C’est un sujet qui tenait grandement à cœur à la sainte, puisqu’elle y revient longuement, à trois reprises dans le Château intérieur (Tables du t. iv de la traduction précitée). Saint Jean de la Croix, disciple de sainte Thérèse, est du même avis. Quand il parle du rôle du Christ, écrit un de ses plus pénétrants interprètes, « il atteint au plus haut lyrisme. Il faut lire dans l'âpre texte espagnol les pages où Dieu repousse celui qui exigerait de nouvelles révélations. En Jésus nous trouverons la parole et la révélation totales. Attendre de Dieu de plus rares secrets serait en quelque manière demander un autre Christ. Toutes les réponses sont cachées en lui : mystère de l’amour en ce fils obéissant jusqu'à la mort, mystère de l’essence divine en un Dieu inaccessible qui se révèle, mystère même de la vision corporelle en un Dieu que nous découvrons se faisant homme. « Il est « toute ma parole et ma réponse ; il est toute ma vision « et ma révélation. » Toute autre parole et toute autre vision seraient trop littérales et trop empiriques ». J. Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience myrtique, 2e édit., Paris, 1931, p. 515.

M. Bergson y a peut-être pensé quand il fait des grands mystiques chrétiens les continuateurs du Christ (p. 236). Mais on aurait aimé à le voir expliciter sa pensée, de façon à ce que l’on comprît bien que Jésus n’est pas seulement pour ceux qui le continuent un initiateur plus ou moins lointain, mais la vie même de leur vie, l'âme même de leur âme.

c. — Enfin le mysticisme n’est pas la seule forme de religion dynamique, de très grands saints l’ont ignoré. Le cas de saint Vincent de Paul est significatif à cet égard. II n’a eu que deux visions. Quant à son oraison quotidienne faite en communauté, c'était la méditation commune toute orientée vers l’action, sans les caractères de la contemplation mystique et au sujet de laquelle il recommandait de ne rechercher ni les extases, ni les ravissements. P. Coste, Monsieur Vincent, t. iii, Paris, 1931, p. 407 sq. Et cependant qui niera le dynamisme de sa vie ? Les visions de Jeanne d’Arc furent-elles des états mystiques ? Une communion fervente peut être génératrice de vertus héroïques, sans créer une union mystique entre l'âme et Dieu. Et dans l’ordre de la religion dynamique collective, de pieux entretiens, un entraînement réciproque à l’apostolat peuvent donner un grand élan à l’amour de Dieu et du prochain sans relever du mysticisme, si du moins on donne à ce dernier le sens précis qu’iladansles écrits mêmes des mystiques et que lui maintient M. Bergson. La prière liturgique peut bien, elle aussi, être un acte de religion dynamique sans être mystique. « La commu-