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RELIGION. THÉORIE DE H. BERGSON, EXPOSE


spéciales. Dénué de ces qualifications, l’esprit est plus près de « la représentation religieuse vraiment originelle qui est celle d’une présence efficace, d’un acte plutôt que d’un être ou d’une chose ». P. 199. Le populaire reste attaché aux esprits, la partie éclairée de la nation préfère les dieux, ce qui fait que la marche au polythéisme est un progrès. Cette marche est d’ailleurs le caprice même : divinités locales grandissant avec la cité et devenant divinités nationales, dieux absorbant d’autres dieux, souverains divinisés, dieux-fonctions, dieux agricoles, surtout au début, dieux présidant aux régions de l’univers, dieux-astres, les panthéons sont des Babels. Les anciens dieux ont tendance « à s’enrichir d’attributs moraux quand ils avancent en âge ». P. 206.

La religion étant action plus que spéculation, s’entretient par des exercices répétés, rites et cérémonies, dont la croyance aux dieux est l’occasion, de là résulte « une solidarité du dieu et de l’hommage qu’on lui rend ». P. 214. C’est ainsi que, tandis que dans la religion dynamique la prière, élévation de l'âme, n’a pas besoin de paroles, dans la religion statique sa forme extérieure importe beaucoup. Celle-ci contribue à donner au dieu plus d’objectivité, parce que les mouvements naissants ou accomplis convertissent, en règle générale, la représentation en chose. Quant au sacrifice, c’est sans doute une offrande faite en vue d’acheter la faveur du dieu ou d’apaiser sa colère, mais c’est aussi un repas fait avec le dieu auquel il donne plus de force et dont — arrière-pensée à peine consciente — il assure plus solidement l’existence.

e) On a pu adjoindre des philosophies aux religions statiques, mais religion et philosophie restent essentiellement distinctes : d’un côté l’action, de l’autre la pensée. A l’origine religion et morale ont coïncidé, mais par la suite la religion statique s’est appliquée non pas au maintien des obligations morales d’un caractère général qui ont évolué à part, mais au renforcement de groupes clos, ce qui fait que chez elle la fonction nationale a primé la fonction morale.

Sous toutes ces formes la religion statique est bien « une réaction défensive de la nature contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individuet de dissolvant pour la société, dans l’exercice de l’intelligence », p. 219 ; perturbation et fabulation s’annulant dans un acte simple en lui-même, bien que l’analyse y découvre de multiples aspects.

b) La religion dynamique. — Avec la religion dynamique (c. iii), nous entrons dans un autre monde.

a. Il y a en effet deux sens du mot religion. - - Destinée à « combler chez les êtres doués de réflexion un déficit éventuel de l’attachement à la vie », p. 225, la religion le fait sous sa forme statique par l’exercice de la fonction fabulatrice installée au cœur même de l’intelligence. Sous sa forme dynamique, elle tend au même but, « mais en remontant pour reprendre de l'élan dans la direction même d’où l'élan était venu », p. 226, en intensifiant et en complétant en action la frange d’intuition qui est restée attachée à l’intelligence. Dans ce second cas on se laisse pénétrer « sans que la personnalité s’y absorbe », p. 226, par un être qui peut immensément plus que nous, il y a amour de ce qui n’est qu’amour, don à l’humanité tout entière, confiance transfigurée, détachement de chaque chose en particulier, fait de l’attachement à la vie en général.

Pourquoi donner le même nom à deux choses si différentes ? D’abord parce qu’elles tendent toutes deux à la sécurité et à la sérénité, le vrai mysticisme d’ailleurs — qui est la religion dynamique par essence — se jouant d’obstacles avec lesquels la nature a dû composer dans l’ordre statique, ce qui fait qu’il est nécessairement exceptionnel. Ensuite il y a en tout homme quelque chose qui fait écho à ce vrai mysticisme ; sub sistant, bien que touchée par lui, la religion statique garde ses éléments, « mais magnétisés et tournés dans un autre sens par cette aimantation ». P. 230. Il se crée ainsi une religion mixte d’où résultent « des différences apparentes de degré entre deux choses qui diffèrent radicalement de nature » (p. 229), et on emploie des formules presque vides qui font surgir ici ou là l’esprit capable de les remplir.

b. Religion dynamique et mysticisme. — C’est dans le mysticisme que M. Bergson cherche la religion dynamique, mais il y a mysticisme et mysticisme. Il faut d’abord étudier « la direction commune des élans qui n’ont pas abouti », pour montrer « comment le saut brusque qui fut définitif n’eut rien d’accidentel i. P. 231.

a) Mysticisme différent du christianisme. — La plupart des mystères grecs n’eurent rien de mystique. P. 231. Mais sur tel de ces mystères il peut y avoir l’empreinte d’une personnalité dont il aurait fait revivre l’esprit, et l’enthousiasme, même bacchique, peut annoncer certains états mystiques. L'évolution de la pensée grecque fut, dans l’ensemble, purement rationnelle, néanmoins il y eut, et dans l’orphisme qui y pénétra au début, et dans le néoplatonisme qui fut son dernier épanouissement, « un effort pour aller chercher au de la de l’intelligence une vision, un contact, la révélation d’une réalité transcendante ». P. 235. Mais le vrai mysticisme ne fut pas atteint. On peut le définir comme un mouvement dont « l’aboutissement est une prise de contact et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine ». P. 235. Or le mysticisme plotinien alla jusqu'à l’extase, mais « il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine ». P. 236. Plotin ne proclame-til pas, en effet, que « l’action est un affaiblissement de la contemplation » '? (Troisième Ennéade, t. VIII, c. iv.)

Dans l’Inde — là où l’on pratique le mysticisme, ce qui est loin d'être le fait de tous — ce mysticisme ne se distingue pas radicalement de la dialectique, comme en Grèce. Il y a un mélange de ces deux activités spirituelles, ce qui d’ailleurs les empêche l’une et l’aut.3 d’aboutir au terme de leur elïort. Mais par l’une et par l’autre on s’efforçait de faire un bond au-delà delà nature, soit en suivant le yoga, production artificielle d'états hypnotiques, soit en pratiquant la connaissance non pas pour elle-même mais comme un moyen d'échapper à une existence trop cruelle par le renoncement, conçu comme une absorption dans le Tout ainsi qu’en soi-même. L’illumination bouddhique, en particulier, achemine l'âme au delà du bonheur et de la souffrance, parce qu’au delà de la conscience. Mais ce mysticisme s’arrête à mi-chemin, détaché de la vie humaine, n’atteignant pas néanmoins à la vie divine : il n’est pas « le don total et mystérieux de soimême », il n’a pas cru à l’efficacité de l’action humaine, il a été étoutlé par le pessimisme. C’est seulement quand le christianisme, que la civilisation occidentale porte toujours avec elle, même sous sa forme industrielle, a fait tressaillir l'âme hindoue qu’un Ramakrishna, un Vivekananda ont atteint un mysticisme ardent, agissant, libérant l’homme du poids écrasant de la nature.

p) Le mysticisme chrétien. — « Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens… Il n’est pas douteux que la plupart aient passé par des états qui ressemblent aux divers points d’aboutissement du mysticisme antique. Mais ils n’ont fait qu’y passer : se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre