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RELIGION. THÉORIE DE H. RERGSON, EXPOSÉ


contraindre à subordonner son égoïsme à l’intérêt général, cette pression crée l’obligation et institue une morale close, où les divers groupements humains trouvent leur sécurité sans s'élever jusqu'à l’humanité prise dans son ensemble. Mais vient l’appel du héros ; à la pression se substitue une aspiration, à la loi impersonnelle, l’invitation à imiter une personnalité créatrice. « Fondateurs et réformateurs de religion, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur exemple, nous nous joignons à eux comme à une armée de conquérants. Ce sont des conquérants, en effet : ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l’humanité à des destinées nouvelles. Ainsi, quand nous dissipons les apparences pour toucher les réalités, quand nous faisons abstraction de la forme commune que les deux morales, grâce à des échanges réciproques ont prise dans la pensée conceptuelle et le langage, nous trouvons aux deux extrémités de cette morale unique, la pression et l’aspiration : celle-là d’autant plus parfaite qu’elle est plus impersonnelle, plus proche de ces forces naturelles qu’on appelle habitude et même instinct, celle-ci d’autant plus puissante qu’elle est plus visiblement soulevée en nous par des personnes, et qu’elle semble mieux triompher de la nature. Il est vrai que, si l’on descendait jusqu'à la racine de la nature elle-même, on s’apercevrait peut-être que c’est la même force qui se manifeste directement, en tournant sur elle-même, dans l’espèce humaine une fois constituée, et qui agit ensuite indirectement, par l’intermédiaire d’individualités privilégiées, pour pousser l’humanité en avant. » P. 47-48. Il s’agit dans le second cas d'âmes ouvertes et non pas closes, qui grâce à la force propulsive de l'émotion sont créatrices de valeurs morales nouvelles : l’humanité, la justice absolue, invention judéochrétienne ; et ainsi la morale ouverte se substitue à la morale close, la mysticité au dressage, l'élan d’amour à la pression sociale. Et ces deux morales relèvent beaucoup plus de la vie que de la raison pure.

2. Les deux religions.

Gomme il y a une morale close et une morale ouverte, il y a une religion statique et une religion dynamique qui opposent également les contraintes sociales et les initiatives d’individualités supérieures.

a) La religion statique et la fonction fabulatrice. — La religion statique est la forme inférieure du phénomène religieux. Absurdités et immoralités y abondent ; elles ne tiennent ni à une mentalité primitive, ni à des représentations collectives, mais bien à la fonction fabulatrice, créatrice de représentations fantasmatiques, qui est à l'œuvre dans le roman, le drame, les mythologies et les superstitions des primitifs. Elle a, au début tout au moins, retenu l’intelligence sur une pente dangereuse pour l’individu et l’espèce. Cet instinct virtuel répond aux exigences de la vie.

a. Origine de la fonction fabulatrice. — Pour le comprendre, il faut en revenir à la signification de l'élan vital. Ni le pur mécanisme, ni la pure finalité ne l’expliquent, parce que ce n’est pas quelque chose de prédéterminé, car les formes qu’il crée de toutes pièces par des sauts discontinus sont imprévisibles. A un point de l'évolution, la résistance de la matière a fait que la vie a bifurqué dans deux de ces formes imprévisibles : les insectes et les vertébrés aboutissant à l’homme. Chez les insectes nous voyons apparaître une société immuable, instinctive, où les éléments n’existent qu’en vue du tout. Chez l’homme nous constatons une société qui change. Grâce à l’action de l’intelligence, une grande marge y est laissée à l’individu et le progrès s’y ajoute à l’ordre. Mais, comme les deux types de société sont créés par le même élan vital, on trouvera chez celui-ci, l’humain, comme une frange

d’instinct autour de l’intelligence et chez l’autre des lueurs d’intelligence au fond de l’instinct. Seulement, dans l’un et l’autre cas, il y a société, car, pour agir sur la matière, avec l’outil incorporé à l’organisme de l’insecte ou indépendant, chez l’homme, il faut division du travail et coordination : « le social est au fond du vital. » P. 123. Seulement, tandis que chez l’insecte le social s’impose, il n’en va pas de même chez l’homme et, s’il n’en est plus de même, « c’est que l’effort d’invention, qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création d’espèces nouvelles, a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence, la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. Si l’intelligence menace maintenant de rompre sur certains points la cohésion sociale, et si la société doit subsister, il faut que, sur ces points, il y ait à l’intelligence un contrepoids. Si ce contrepoids ne peut pas être l’instinct lui-même, puisque sa place est jus tement prise par l’intelligence, il faut qu’une virtualité d’instinct ou, si l’on aime mieux, le résidu d’instinct qui subsiste autour de l’intelligence, produise le même effet ; il ne peut agir directement ; mais, puisque l’intelligence travaille sur des représentations, il en suscitera d' » imaginaires qui tiendront tête à la représentation du réel et qui réussiront, par l’intermédiaire de l’intelligence même, à contrecarrer le travail intellectuel. Ainsi s’expliquerait la fonction fabulatrice. Si d’ailleurs elle joue un rôle social, elle doit servir aussi l’individu, que la société a le plus souvent intérêt à ménager.. P. 124.

b. Rôles de la fonction fabulatrice. — D’abord elle réagit contre la tendance à la désorganisation sociale. Un fait recueilli par la science psychique permet de comprendre le mécanisme de cette réaction.

Une dame se trouvait à l'étage supérieur d’un hôtel. La barrière destinée à fermer la cage de l’ascenseur était justement ouverte. Cette barrière ne devant s’ouvrir que si l’ascenseur est arrêté à l'étage, elle crut naturellement que l’ascenseur était là, et se précipita pour le prendre. Brusquement elle se sentit rejeter en arrière : l’homme chargé de manœuvrer l’appareil venait de se montrer, et de la repousser sur le palier. A ce moment elle sortit de sa distraction. Elle constata, stupéfaite, qu’il n’y avait ni homme, ni appareil. Le mécanisme s'étant dérangé, la barrière avait pu s’ouvrir à l'étage où elle était, alors que l’ascenseur était resté en bas. C’est dans le vide qu’elle allait se précipiter ; une hallucination miraculeuse lui avait sauvé la vie. Kst-il besoin de dire que le miracle s’explique aisément ? La dame avait raisonné juste sur un fait réel, car la barrière était ellectivement ouverte et par conséquent l’ascenseur aurait dû être à l'étage. Seule, la perception de la cage vide l’eût tirée de son erreur ; mais cette perception serait arrivée trop tard, l’acte consécutif au raisonnement juste étant déjà commencé. Alors avait surgi la personnalité instinctive, somnambulique, sous-jacente à celle qui raisonne. Elle avait aperçu le danger. Il fallait agir tout de suilc. Instantanément elle avait rejeté le corps en arrière, faisant agir du même coup la perception fictive, hallucinatoire, qui pouvait le mieux provoquer et expliquer le mouvement en apparence injustifié. I'. 125,

Or, dans l’humanité primitive et chez les sociétés rudimentaires, il se produisit quelque chose d’analogue. Tandis que, dans les communautés d’insectes, l’instinct assure parfaitement la subordination et la coordination sociales, dans les groupements humains, surtout les premiers, l’intelligence risquait fort de se détourner du service social pour des fins égoïstes. L’instinct devenu virtuel suscita une perception illusoire, une contrefaçon de souvenir pour réprimer l'égoïsme de l’intelligence ; un dieu protecteur de la cité intervint alors comme une hallucination utile, de même que la vision du gardien de l’ascenseur : « Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelli-