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RELIGION. LE PRÉLOGISME, CRITIQUE
« La pensée primitive, nous dit M. Lévy-Bruhl, en

usant de la participation, ne s’astreint pas, comme la nôtre, à éviter la contradiction même flagrante. Elle ne s’y complaît pas gratuitement, ce qui la rendrait régulièrement absurde à nos yeux. Mais elle s’y montre indifférente. » Cette contradiction consiste en ce que « les objets, les êtres, les phénomènes peuvent être, d’une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes ». Bulletin… février 1923, p. 18. Ainsi identité et diversité sont énoncées simultanément et semblent, en effet, se contredire. « Mais il est clair, et ressort de ce terme même de participation, que ce qui est affirmé réellement, c’est une identité partielle. Le Bororo qui maintient qu’il est un arara ne prétend pas qu’il est absolument identique à un tel perroquet rouge à tous les points de vue ; ce qu’il veut dire c’est qu’il est un tel à certains égards, qu’il participe aux caractéristiques qui sont celles de l’arara. » Or, il en est de même dans l'équation chimique. « Quand le chimiste écrit :

Na + Cl = NaCl,

cet énoncé constitue sans doute une manifestation de l’espoir secret et tenace qu’il nourrit, en grande partie inconsciemment, de parvenir à une explication de cette réaction, ce qui évidemment ne pourra se faire que si l’on démontre que la diversité entre les deux états de la matière représentés respectivement par les symboles qui se trouvent à gauche et à droite du signe d'égalité n’est qu’apparente, qu’elle dissimule une identité foncière. Mais tout de même, et si parfait que l’on puisse imaginer le succès de cette explication dans l’avenir, il demeure certainement inimaginable qu’elle fasse jamais disparaître cette diversité qu’un métal mou et un gaz verdàtre soient reconnus comme identiques à tous égards à un sel incolore ; la diversité n'était qu’apparente, mais il restera toujours qu’il y avait au moins diversité de l’apparence. Donc, si l’on a l’audace de formuler l'énoncé, c’est parce que l’on sait d’avance que celui qui lira la formule ne nous prendra pas au mot, qu’il n’y verra jamais que l’affirmation d’une identité partielle… Ainsi le primitif en liant les phénomènes selon le mode en question, ne sort pas pour cela du moule général de notre intellect. En affirmant qu’il participe aux caractéristiques de l’arara tout en restant homme, il raisonne comme le chimiste qui réunit par un signe d'égalité les substances présentes avant et après la réaction… Car, dans aucun de ces cas, nous ne croyons nécessaire d'énoncer des restrictions, pourtant très essentielles, que notre pensée formule implicitement. » Bulletin…, août-septembre 1929, p. 136-137.

Puis s’agit-il vraiment même dans l’ordre mystique d’une pensée prélogique ? Il vaudrait mieux parler, fait observer M. Belot, d’une pensée précritique. « Tout le travail de M. Lévy-Bruhl contribue, en effet, à nous montrer que le primitif suit une certaine logique, même dans les pensées qui nous paraissent les plus aberrantes. [Voir par exemple, Mentalité primitive, p. 504. « Mais si l’on entre dans la façon de penser et de sentir des indigènes, si l’on remonte aux représentations collectives et aux sentiments d’où leurs actes découlent, leur conduite n’a plus rien d’absurde. Elle en est, au contraire, la conséquence légitime. De leur point de vue l’ordalie est une sorte de réactif, seul capable de déceler un pouvoir malin qui a dû s’incarner dans un ou plusieurs membres du groupe social. » | Le primitif raisonne d’une certaine manière. Ce qui lui manque évidemment surtout, c’est la critique dans L'établissement de ses prémisses, dans la vérification de ses

inférences. Nous comprenons fort bien, par nos propres faiblesses Intellectuelles, ce que c’est quc penser sans critique. » Bulletin…, février 1923, p. 33-34.

D’ailleurs, si l’on suppose une mentalité prélogique d’une autre nature que la mentalité des civilisés, on ne peut plus expliquer la survivance de la superstition. « On parle bien d’une mentalité « primitive » qui serait aujourd’hui celle des races inférieures, qui aurait jadis été celle de l’humanité en général et sur le compte de laquelle il faudrait mettre la superstition. Si l’on se borne ainsi à grouper certaines manières de penser sous une dénomination commune et à relever certains rapports entre elles, on fait œuvre utile et inattaquable : utile, en ce qu’on circonscrit un champ d'études ethnologiques et psychologiques qui est du plus haut intérêt ; inattaquable, puisque l’on ne fait que constater l’existence de certaines croyances et de certaines pratiques dans une humanité moins civilisée que la nôtre. Là semble d’ailleurs s’en être tenu M. Lévy-Bruhl dans ses remarquables ouvrages, surtout dans les derniers. Mais on laisse alors intacte la question de savoir comment des croyances et des pratiques aussi peu raisonnables ont pu et peuvent encore être acceptées par des êtres intelligents. A cette question nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher une réponse. Bon gré, mal gré, le lecteur des beaux livres de M. Lévy-Bruhl tirera d’eux la conclusion que l’intelligence humaine a évolué ; la logique naturelle n’aurait pas toujours été la même, la « mentalité pri- « mitive » correspondrait à une structure fondamentale différente, que la nôtre aurait supplantée et qui ne se rencontre aujourd’hui que chez des retardataires. Mais on admet alors que les habitudes d’esprit acquises par les individus au cours des siècles ont pu devenir héréditaires, modifier la nature et donner une nouvelle mentalité à l’espèce. Bien de plus douteux. [On professe de plus en plus de nos jours la non-hérédité des caractères acquis.] A supposer qu’une habitude contractée par les parents se transmette jamais à l’enfant, c’est un fait rare, dû à tout un concours de circonstances accidentellement réunies ; aucune modification de l’espèce ne sortira de là. Mais alors, la structure de l’esprit restant la même, l’expérience acquise par les générations successives, déposée dans le milieu social et restituée par ce milieu à chacun de nous, doit suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas comme le non-civilisé, pourquoi l’homme d’autrefois différait de l’homme actuel. L’esprit fonctionne de même dans les deux cas, mais il ne s’applique peutêtre pas à la même matière, probablement parce que la société n’a pas, ici et là, les mêmes besoins. » H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, 1932, p. 106 et 107.

3. Critique des ethnologues.

Les ethnologues ont leurs difficultés à faire à la théorie de M. Lévy-Bruhl aussi bien que les philosophes. « Il ne distingue aucunement entre populations plus primitives et plus évoluées. Traitant les « non-civili- « ses » comme une masse homogène il attribue à l’ensemble, sinon toutes les erreurs de logique qu’il relève au cours de ses lectures, du moins la même dose de « mysticisme » ou de « prélogisme ». Il y a cependant plus qu’une simple nuance entre des populations parvenues à un stade avancé d’organisation sociale, bouleversées par une série d’immigrations et accusant des mélanges culturels évidents (comme en Malaisie, en Polynésie, à Madagascar, dans certains royaumes de l’Afrique) et des civilisations comme celles des Paléo-australiens, des Paléo-asiates, des Paléo-californiens, comme celle des Pygmées surtout, dont l’organisation sociale et le genre de vie en sont encore au stade le plus rudimentaire, et que leur réclusion, en marge des continents ou dans les refuges les moins accessibles, a tenus de manière plus ou moins absolue à l’abri des influences étrangères. Or, il se trouve précisément que les Pygmées, pour ne parler que d’un cas