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RELIGION. LE PRELOGISME, CRITIQUE


turel, vise à écarter ces innombrables maléfices et à se rendre propices les puissances invisibles : cérémonies, danses, culte des morts, sorcellerie, respect des tabous, rites de purification. Et dans les craintes' ainsi décrites et dans les moyens de les conjurer, se révèle l’application de la loi de participation qui établit entre les divers êtres des rapports rebelles à notre logique.

C’est a la même catégorie affective du surnaturel, et d’un surnaturel fluide et non défini, qu’appartiendraient, selon M. Lévy-Bruhl, les mythes des Australiens et des Papous, qu’il étudie dans La mythologie primitive (1935). Chez les peuplades dont il parle, il n’y aurait « ni divinités hiérarchisées, ni corps de croyances proprement religieuses, ni castes sacerdotales, ni temples, ni autels ». P. vi. Elles ne connaîtraient « ni dieux, ni déesses, ni divinités d’ordre inférieur… rien qui ressemble à un panthéon ». P. xv. Cela tient à ce que leur « intelligence ne répartit pas ce qu’elle acquiert dans des cadres logiquement ordonnés ». P. xiv. De là viennent les métamorphoses étranges des mythes, où animaux, plantes, hommes se transforment les uns dans les autres, de là aussi la possibilité, en s’identifiant aux héros mythiques, d’acquérir leurs pouvoirs, de régénérer la nature en reproduisant les vieux mythes dans les cérémonies saisonnières.

D’ailleurs il ne s’agit pas là d’une religion proprement dite : « Je ne dirai donc pas, comme l’a fait Durkheim dans son célèbre ouvrage, que les sociétés australiennes nous présentent les « formes élémentaires « de la vie religieuse », mais plutôt que l’ensemble de croyances et de pratiques qui a pris corps dans leurs mythes et leurs cérémonies constitue une « pré-reli- « gion ». Le sens de ce néologisme, dont je m’excuse, est suffisamment défini par ce qui a été exposé dans les chapitres précédents, au sujet du monde mythique, des ancêtres-animaux, des cérémonies, de l’expérience mystique, de la participation-imitation. Il a du moins l’avantage de faire ressortir le point où je m'écarte des vues directrices du fondateur de V Année sociologique. Dans sa pensée, si diverses que soient les formes que revêt la religion, qu’on la prenne dans les tribus australiennes, ou dans nos sociétés occidentales, ou en Extrême-Orient, ou ailleurs, elle demeure toujours semblable, pour ne pas dire identique, à elle-même dans son essence. L'étude des faits m’a amené à une conception un peu différente. Il me paraît préférable de ne pas appliquer à tous les cas un concept si strictement défini. Je ne donnerai donc pas le nom de religion à l’ensemble de croyances et de cérémonies, exprimé par les mythes, qui a été décrit et analysé ci-dessus. C’est seulement quand certains éléments de ce complexe s’affaiblissent et disparaissent, quand de nouveaux éléments y prennent place et se développent, qu’une religion proprement dite se forme et s'établit. » P. 217.

Critique.

1. Fausses accusalions. — Éliminons

d’abord un reproche injustifié fait à M. Lévy-Bruhl. « Je me suis vu attribuer, dit-il, une doctrine appelée « prélogisme » (de ce mot-là je ne suis pas responsable), selon laquelle il y aurait des esprits humains de deux sortes, les uns logiques, par exemple, les nôtres ; les autres, ceux des primitifs, prélogiques, c’est-à-dire dénués des principes directeurs de la pensée logique, et obéissant à des lois différentes : ces deux mentalités étant exclusives l’une de l’autre. Il n'était pas très difficile ensuite de montrer que le prélogisme est intenable. Mais il n’a jamais existé que par la grâce de ceux qui ont pris la peine de l'édifier afin de l’abattre. Je n’ai pas cru nécessaire de me défendre contre une réfutation qui pourfendait une absurdité palpable, et ne portait pas réellement sur mes travaux. Il est vrai que j’ai employé le mot « prélogique ». Il ne s’ensuit pas que j’aie soutenu le « prélogisme ». Bulletin de la Société française de philosophie, août-septembre 1929,

p. 109. De fait, M. Lévy-Bruhl reconnaît l’usage de la logique par les primitifs dans l’ordre technique : « Dans la pratique, ils ont à poursuivre, pour vivre, des fins que nous comprenons sans peine et nous voyons que, pour les atteindre, ils s’y prennent à peu près comme nous le ferions à leur place… Il n’est guère de société si basse où l’on n’ait trouvé quelque invention, quelque procédé d’industrie ou d’art, quelque fabrication à admirer. » La mentalité primitive, p. 516. « Je reconnais que mon étude de la mentalité primitive reste très incomplète, parce qu’elle a laissé de côté les techniques et leur histoire. Au fur et à mesure que nous saurons comment elles se sont développées dans les diverses sociétés nous aurons sans doute à corriger l’idée que nous nous faisons de la mentalité primitive. » Bulletin de la Société française de philosophie, février 1923, p. 38. Béponse à M. Weber. Cette concession de M. Lévy-Bruhl a une grande importance en ce qui concerne l’origine de l’idée de Dieu, car la technique a dû fortifier sinon créer l’idée de cause et l’idée de cause conduire à celle de création. N’est-il pas significatif que les Babyloniens, les Hébreux et les Égyptiens se soient représentés Dieu créant l’homme sous les traits de l’ouvrier modelant l’argile ?

2. Critique des philosophes. — Il reste cependant que des penseurs de mentalités très diverses ont pu estimer trop tranchée la distinction — et en certains passages on pourrait même dire l’opposition — que Lévy-Bruhl établit entre la mentalité primitive et celle des civilisés.

Eu effet, l'élément de participation qu’il signale dans la mentalité des primitifs n’est pas absent et surtout ne doit pas être absent de la nôtre. « L'âme primitive, écrivait M. Maurice Blondcl en 1929, est encombrée d’images parasitaires, autour de l’idée de « participation » ; d’accord 1 Mais serait-il faux pour cela de sentir avec elle, de penser et de savoir mieux qu’elle à quel point notre vie, notre action, notre pensée la plus personnelle, la plus civilisée, communient à toute la nature, marquent partout une empreinte réelle, conspirent avec le tout, consistent (au sens le plus concret, le plus réaliste, le plus positif du mot) en une « participation » qui va à l’infini et dépasse toutes nos idées claires, toute notre logique formelle ? Et ce qu’on appelle le prélogisme n’est-il pas L’enveloppe d’une solidarité dont une dialectique réelle et parfaite déploierait le contenu partout cohérent ? « Ce qui est factice, antiscientifique, antiphilosophique, c’est la mentalité purement analytique et abstractive qui hypostasie séparément sujet et objet, individu et collectivité, esprit pur et matière brute. Sans doute ces distinctions qui paraissent très claires — trop claires mêmes — sont un aspect utile à discerner et à intégrer, une phase transitoire, quelque chose de « moyennement vrai », mais cela n’est ni « primitif », ni i final ». Et s’y attacher exclusivement, c’est tomber en cet état d’esprit qu’on est convenu d’appeler « primaire », un état légitime et salutaire quand il critique et émonde les fictions parasitaires, mais qui devient factice et stérilisant quand il élimi le indûment certaines des données les plus vitales et les plus fécondes de la mentalité native. Le primitif vrai, c’est justement ce qui est le plus fondamental et ne sera jamais périmé. » Bulletin de la Société française de philosophie, août-septembre 1929, p. 133.

C’est dans le même sens que M. Gilson affirmait, en 1923, « qu’il est impossible de poursuivre jusqu’au bout l’analyse de la pensée humaine sans y rencontrer un élément spécifiquement mystique ». Ibid., février 1923, p. 46.

M. Meyerson, se plaçant à un tout autre point de vue, faisait remarquer que dans la pensée scientifique la plus rigoureuse il y a bien une sorte de participation.