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RELIGION. HYPOTHÈSE DE LÉVY-BRUHL : LE PRÉLOGISME


civilisation composite. Au terme, on arrive à cette conclusion, diamétralement opposée à celle de Frazer : les Aruntas, loin d'être des primitifs entre les primitifs, trahissent, par l’ensemble de leurs usages et de leurs croyances, leur affinité avec la civilisation complexe, contournée, vieillotte de la Nouvelle-Guinée. Ils ne peuvent donc être pris, à aucun titre, pour les représentants fidèles de la mentalité primitive. L’argument majeur de M. Frazer croule par la base. » Frédéric Bouvier, S. J., Semaine d’ethnologie religieuse de 1912, p. 140-142.

Andrew Lang est encore plus sévère que le P. Bou vier pour Frazer : « M. Frazer doit, ou bien avoir négligé tout témoignage sur les croyances australiennes qui eût été fatal à sa théorie sur l’origine de la religion… ou bien il doit avoir des raisons qu’il ne produit pas de penser que tous ces témoignages ont trop peu de valeur pour mériter une réfutation, ou même une mention. Nous sommes désireux de connaître ses raisons, car, sur d’autres sujets, il cite librement ses témoins. Je ne puis comprendre cette méthode. Quand un historien a une théorie, il doit se mettre tout le premier en quête de faits qui la contredisent. Assurément, avant toutes choses, comme en toute science, il doit en tout cas faire valoir aussi bien les faits qui contredisent ses théories que ceux qui les appuient. Non seulement on ne doit pas fermer les yeux devant cette évidence, mais on doit aller à la poursuite de ce que Bacon appelait les inslantiæ conlradiclorise. Car, s’il y en a, la théorie qui n’en tient pas compte, n’a pas de raison d'être. » Andrew Lang écrivait ces lignes en 1901 dans Magic and Religion, p. 56 et 57, après la seconde édition du Rameau d’or, où Frazer avait soutenu pour la première fois le magisme, tandis que dans la première, parue en 1890, il attribuait aux primitifs la foi en des êtres personnels. Dans la troisième édition de ce même Rameau d’or en 1911, ce dernier ne tint aucun compte des observations de Lang.

2. Critique du prémagisme ou préanimisme.

Ni l’histoire, ni l’ethnologie ne confirment ces théories. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des religions de l’Inde, de la Mésopotamie, du désert arabe ou de l’Egypte, — religions les plus anciennes que nous connaissions actuellement — on ne trouve la nébuleuse magico-religieuse sans culte rendu à des êtres personnels, que postulent les prémagistes.

Quant à l’ethnologie, elle ne prouve aucunement l’assertion que la notion de Mana soit des plus primitives, ni telle que la décrivent les préanimistes.

Jusqu’ici on n’a pas encore pu dégager ce qu’il y a de commun entre toutes les forces énumérées plus haut. Quant au Mana des Mélanésiens, et à l’Orcnda-Manitoivi-Wokanda des Indiens de l’Amérique du Nord, l'étude détaillée qui en a été faite ne favorise pas les spéculations préanimistes. Le mana se rai tache à l’indonésien manang, menang qui a le sens fondamental de force supérieure, victorieuse. Cf. W. Schmidt, Litterarisches Zentralblatt, 1910, p. 1091 sq. Ce n’est pas un terme spécifiquement religieux, pouvant être et d’ordre surnaturel et mystique et d’ordre naturel et profane. On ne croit pas qu’il existe en toute chose, étant la force qui se distingue par sa grandeur et son efficacité victorieuse. D’après Codrington, The Mêlanesians, Oxford, 1891, dans l’ordre religieux il appartient exclusivement aux esprits de la nature, conçus comme ses supports personnels et à un petit nombre d’ancêtres, les hommes vivants n’en étant doués qne par l’intermédiaire des esprits. 1'. Radin a réfuté l’opinion de Ilewitt qui assimile VOrendn des [roquois au Wakanda des Sioux et au Manitowi des Algonquins et en fait une énergie Indépendante de tout sujet déterminé. Il a montré qu’il y a des réserves à faire sur l’assimilation proposée, et que l’assertion fondamen tale de Hewitt que « la possession de l’Orenda est la marque distinct ive des dieux » ne devrait pas lui permettre de séparer dans les dieux, d’une part l'Être supérieur et d’autre part sa force magique. Étudiant plus particulièrement le Wakanda des Sioux-Winnebago et le Manito des Algonquins Ojibwa, il écrit : « Dans ces deux tribus l’expression vise toujours des esprits déterminés, si diverse que puisse être leur apparence extérieure. Lorsque, dans un bateau à vapeur, la vapeur est qualifiée de Wakanda ou de Manito, c’est parce qu’il s’agit d’un esprit qui s’est, pour le moment, transformé en vapeur. Lorsqu’une flèche possède une puissance spéciale, c’est qu’un esprit s’est métamorphosé en llèche ou habite en elle momentanément. Lorsqu’on offre du tabac à un objet de forme singulière, c’est que cet objet appartient à un esprit ou qu’un esprit l’habite. Les termes de Wakanda et de Manito sont souvent employés dans le sens de sacré. Quand un Winnebago dit d’une chose qu’elle est waka (sacrée), les questions ultérieures l’amènent à expliquer qu’elle appartient à un esprit, qu’elle possède un esprit, que, d’une manière quelconque, elle est en relation avec un esprit. Il se peut que le D r Jones, Miss Fletcher et M. Hewitt aient interprété comme caractérisant la nature même du sacré l’imprécision des réponses ou une certaine impuissance (ou répugnance) à s’expliquer sur les choses que l’on considère comme Manito ou Wakanda. A côté du sens de sacré, Wakanda et Manito ont aussi celui de rare, de singulier, d’insolite, de puissant, sans la moindre allusion à la présence d’une force inhérente, mais simplement au sens ordinaire de ces adjectifs. » P. Radin. Religion oj the North American Indians. Journal of. amer. Folklore, t. xxvii, 1914, p. 355-373. Cité par W. Schmidt, Origine… de la religion, p. 211-212.

Enfin qu’il s’agisse de magisme ou de prémagisme, on ne voit pas comment la magie pourrait donner naissance à la religion, ni comment celle-ci pourrait vraiment fusionner intimement avec celle-là, puisque ce sont deux attitudes d'âme opposées : « Science manquée, contrefaçon ou corruption de la religion véritable, elle [la magie ] traite son objet sans respect et sans amour. Le magicien considère cet objet comme le réceptacle d’une force imposante, nullement comme bon, suprême et divin, comme un produit difficile à manier, ou comme un animal puissant que la ruse peut asservir, nullement comme un Maître souverain qu’il faut invoquer, croire et fléchir. Les sentiments entretenus par la magie sont donc essentiellement différents en principe (et quoi qu’il en soit des corruptions produites par la perversion des notions) du vrai sentiment religieux. » P. Léonce de Grandmaison. Christus, 2° édil., Paris, 1916, p. 20.

/II. LES RECHERCHES DE M. LÉVT-BBVBL, — 1° Exposé. - - M. Lévy-Bi uhl n’a jamais émis de dectrine sur l’origine de la religion, mais ses nombreuses, longues et minutieuses éludes sur la mentalité primitive l’ont amené à des conclusions voisines de celles des tenants du magisme et du prémagisme et son érudition clairement ordonnée, ses rapprochements ingénieux de faits empruntés aux milieux les plus divers lui ont valu un grand crédit dans le monde intellectuel, du moins le monde intellectuel français. Il importe donc d’exposer el de critiquer ses idées.

Par bonheur il nous en a donné lui-même et le résumé et les origines en deux séances de la Société, française de philosophie. Après une période assez courte de chaude admiration pour les Principes de sociologie d’Herbert Spencer, nous dit-il, il lut avec un vif intérêt le Golden Bougft, de Frazer et la « thèse magistrale » de Durkheim. Mais ce n'était là que curiosité de lecteur, un jour il reçut de Chavannes la traduction d’un historien chinois. Il eut l’impression d’une logique qui