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1889
1890
RÉALISME. LA PHILOSOPHIE DE L’INTUITION


réalisme, que par sa théorie de l’implication qui empêche ce réalisme d'être assez radical. En somme, M. Blondel occupe des positions qui ne sont pas contre la lettre stricte du dogme, mais qui peuvent pousser des disciples moins avertis à rééditer les erreurs de Baïus ou celles des fratricelles. Orthodoxe comme auteur, M. Blondel, par les lacunes de son réalisme chrétien, est dangereux comme chef d'école, et ne rend guère à la pensée catholique les profonds services qu’il souhaite lui rendre. Il est juste d’ailleurs de remarquer qu’il faudrait peu d’effort pour compléter son système dans le sens du réalisme absolu. Le groupe des philosophes qui réunissent un certain nombre d’ouvrages sous le titre commun de Philosophie de l’esprit : MM. Lavelle, Valensin, Gabriel Marcel, Aimé Forest, R. Le Senne aideront ou ont même déjà aidé à remettre le blondélisme sur le chemin du réalisme intégral. Par exemple de l’ouvrage de M. Le Senne : Obstacle et valeur, on pourrait tirer des analyses philosophiques nouvelles sur la réalité des obstacles que l’action rencontre. Certains de ces obstacles sont purement matériels. Tous, même les plus spiritualisés, doivent plier devant la valeur spirituelle qui se développe pour les dépasser. Cependant, dominés par l’esprit, ces obstacles n’en persévèrent pas moins, et ils subsistent réellement, comme l’expose la philosophie réaliste.

IX. La philosophie nouvelle de H. Bergson et son apport a la théologie réaliste. — 1° Le développement réaliste de la pensée de M. H. Bergson. — Il n’y aura pas lieu ici de s’attarder longuement à démontrer que M. H. Bergson est réaliste. Voir Bergson e il realismo, dans Sophia, janvier 1936. Lui-même non seulement revendiqué le titre de réaliste, mais il entend rattacher ses vues « au réalisme le plus radical ». É. Bréhier a toujours rattaché le bergsonisme au réalisme, à un réalisme à la manière de Plotin. Dans une de ses lettres, H. Bergson écrivait qu’il aime Plotin, parce que cet auteur se rattache au réalisme d’Aristote beaucoup plus qu'à l’idéalisme de Platon. Les philosophes chrétiens craignent de M. Bergson non pas un manque de réalisme mais les excès possibles de son réalisme. Cette crainte pourrait ne pas être chimérique, en ce sens qu'à force de considérer comme existant réellement les moindres nuances de chaque chose le bergsonisme risque de trop s’attarder aux détails de l’univers et d’oublier les traits communs de ces détails concrets : les lois, les genres, les espèces, les grandes analogies de l'être, les transcendantaux. A force de réalisme, il pourrait se laisser aller à la pente du nominalisme par lequel, faute d’idées générales, il se perdrait à nouveau dans l’agnosticisme. Sans doute, quoique parvenu au réalisme et au rejet de l’idéalisme, Bergson ne renie pas ses anciennes méditations. Elles ont porté, surtout dans les premières années, sur des phénomènes qu’il s’agissait d’observer, sur des données entremêlées qu’il s’agissait de débrouiller. En ce sens, le bergsonisme a été, est et restera un phénoménisme. Mais il y a phénoménisme et phénoménisme. Ce que l’on a décrit en termes de phénomènes, il faut ensuite l’interpréter à la lumière d’une critériologie. Il faut préciser la portée qu’on accorde aux phénomènes. Sont-ce des apparences trompeuses, distinctes des noumènes ? Alors le fond des choses restant mystérieux parce qu’incommensurable avec les apparences, on sera dans l’idéalisme sur la pente de l’agnosticisme. Ou bien ces phénomènes sont-ils des faits et des lois d’expérience inéluctable, révélateurs des substances à la manière des accidents aristotéliciens ? Alors, le fond des choses étant, jusqu'à un certain point, connu par les phénomènes, on est dans la logique du réalisme classique. Seulement, lorsqu’un philosophe commence à décrire l’univers en termes de phénomènes, on ne

peut pas s’attendre à ce qu’il conclue tout de suite à l’interprétation réaliste ou à l’interprétation idéaliste des phénomènes. Ainsi le phénoménisme a été pour H. Bergson une méthode pour tâcher d’aboutir. Il risquait de rester en route, ou de conclure mal. Le fait remarquable, est qu’il ait conclu au réalisme. Il ne faut donc pas chercher les assurances définitives de ce réalisme dans ses premiers écrits. Alors, les phénomènes qu’il étudiait le laissaient incertain. Il ne pouvait savoir ce qu’ils représentaient au juste. Dans l’océan des choses mal discernées, ces données fixes, qu’il trouvait déjà, étaient-elles de simples radeaux emportés au gré d’une tempête ? Ou bien était-ce la terre ferme, le « continent » de l'être, si l’on peut employer de telles métaphores ? Dans son premier livre Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Bergson a été simplement phénoménistc. Il décelait non pas une indiscernable puissance de liberté, mais des actes spontanés dans la conscience humaine, une apparence d’activité libre. Il ne pouvait creuser davantage. Dans son second livre, Matière et mémoire (1896), Bergson n'était plus seulement phénoménistc. Il distinguait deux groupes de phénomènes apparemment irréductibles, les corps et les esprits, et il esquissait cette doctrine que les corps sont en dehors de l’esprit de la même manière qu’ils sont dans l’esprit : « La vérité, est qu’il y aurait un moyen et un seul de réfuter le matérialisme : ce serait d'établir que la matière est absolument comme elle paraît être. Par là on éliminerait de la matière toute virtualité, toute puissance cachée et les phénomènes de l’esprit auraient une réalité indépendante. Mais pour cela il faudrait laisser à la matière ces qualités que matérialistes et spiritualistes s’accordent à en détacher, ceux-ci pour en faire des représentations de l’esprit, ceux-là pour n’y voir que le revêtement accidentel de l'étendue. Telle est précisément l’attitude du sens commun vis-à-vis de la matière, et c’est pourquoi le sens commun croit à l’esprit. Il nous a paru que la philosophie devait adopter ici l’attitude du sens commun, en la corrigeant toutefois sur un point. La mémoire, pratiquement inséparable de la perception, intercale le passé dans le présent, contracte ainsi dans une intuition unique des moments multiples de la durée, et ainsi, par sa double opération, est cause qu’en fait nous percevons la matière en nous, alors qu’en droit nous la percevons en elle. » Il y avait là l'ébauche d’un réalisme à la fois hésitant et radical. Le troisième livre de Bergson : L'évolution créatrice (1907), compromit le spiritualisme bergsonien. Les êtres divers y furent trop noyés dans l’unité floue du devenir. L'évolution créatrice était en son temps une dangereuse Bible d’une religion qui n'était ni le protestantisme ni le catholicisme, mais le modernisme. Le quatrième grand livre de Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion (1932), supposait : la pluralité des personnes, leurs différences d’avec les choses, tout un réalisme et un Dieu qui, quoique trop objet d’expérience plus que de preuve, était néanmoins un Dieu personnel sans compromission avec le panthéisme. Malheureusement, jetant le discrédit à la fois sur les routines, les rites, les pratiques collectives, au profit d’une religion uniquement personnelle, M. Bergson avait encore de quoi dérouter ou froisser ses lecteurs catholiques. Voir ci-dessous l’article Religion. Mais H. Bergson tenait en réserve une interprétation entièrement réaliste des descriptions de phénomènes qu’il avait faites pendant toute sa carrière philosophique. Il en a constitué les premières pages d’un recueil intitulé : La pensée et le mouvant (1931). Désormais, il ne cache plus sa sympathie pour les réalistes, fussent-ils médiévaux et scolastiques comme Thomas d’Aquin et Albert le Grand. Sans cesse, ce sont ses propres expressions, il les trouve plus près de sa propre pensée.