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REALISME. VINCENT FERRIER


de substitut au réel. Mais, si l’on peut employer ces métaphores hasardeuses : « Le signe n’enlève pas sa patrie naturelle à la semelle de ses souliers » ; ces cartes du jeu dialectique sont déjà insuffisantes. Les mots sont de fausse monnaie. Les phrases sont des opérations de banque médiocres. La critique des suppositions matérielles, personnelles et simples qu’avait faite Occam (voir art. Nominalisme, col. 737) était assez destructrice de la raison raisonnante pour mettre les théologiens en fâcheuse posture. Il fallait donc refaire la théorie des suppositions. Saint Vincent Ferrier dans son Traité des suppositions dialectiques regarda de très près le mécanisme par où l’on substitue la paille des mots au grain des choses. Il montra que, quelle que soit la délicatesse de telles opérations, on a néanmoins le droit de manier des abstractions, non seulement parce qu’abstraire n’est pas nier ce qu’on a laissé de côté ; mais parce que, dans un autre sens du mot, abstraire c’est comprendre ce que l’on a découpé dans le réel. Le terme garde toujours son sens, gagé sur le réel, comme un bon billet de banque est gagé sur l’or. Le terme permet de retrouver le réel le cas échéant. Telle est, du moins, la philosophie de Vincent Ferrier.

Il commence par montrer qu’un terme unique peut parfaitement correspondre à des individus divers de même espèce, et cela en vertu de sa souple théorie de l’unité de l’universel. Cette théorie, il tend à la rattacher à Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Hervé de Nédellec. Il l’oppose au réalisme intempestif du semiaverroïste Walter Burleigh et plus encore au nominalisme d’Occam et de ses partisans, sui sequaces, opinio extrema. Dans le c. i, Vincent Ferrier veut montrer que la supposition se maintient en contact avec le réel profond et concret. Il va contester aux occamistes leur interprétation qui veut voir dans la suppositio simplement une acceptio scu USUS lermini. La supposition comporte un terme. Elle ne fait pas que comporter un ternie, que se réduire à comporter un terme. Ce que l’on y suppose, ce n’est pas seulement un terme c’est une réalité. Le signe, pour avoir une signification, suppose l’existence d’une chose signifiée. Quid sit suppositio, demande le c. il ? Et Vincent Ferrier de répondre que, dans une proposition, c’est une proprielas subjecti. Au lieu de couper, de séparer, du sujet réel, elle retient un aspect du sujet réel. Suppositio est propria passio subjecti secundum quod comparatur <id priedicalum. Cette supposition (explique le c. m : De divisione supposilionis) peut porter sur des propriétés essentielles du sujet ou sur des aspects réels toujours, mais simplement accidentels. La supposition accidentelle, de beaucoup la plus fréquente, parmi ces nombreux recours à des suppositions dont s’accompagne l’exercice de la pensée, peut être personnelle ou simple. Ce sont là les expressions que le nominalisme avait employées, Vincent Ferrier s’y astreint. La supposition personnelle sera, bien entendu, celle qui se rapporte à une personne, par exemple : homo currit. La supposition simple sera celle qui concerne un aspect accidentel commun, par exemple : homo est species.

Avant toute autre supposition, on doil donc étudier (c. iv) la supposition naturel le, qui al teint au vif quelque chose de l 'essence profonde des êtres, par exemple « l’homme est raisonnable ». Cette supposition peut revêtir des déterminations définies : « Tel homme est risible », ou rester indéfinie : « Tout homme est risible. » Étanl donnée l’importance de ces suppositions naturelles, qui sont, les plus profondément fondées en réalité et qui sont les plus injustement méconnues parles occamistes, Vincent Ferrier insiste beaucoup sur elles. Si, dans son traité, il ne leur consacre qu’un chapitre sur dix, ce chapitre comprend le tiers de la longueur totale de l’ouvrage. Ces suppositions naturelles lui paraissent régies par quatre règles : 1. Quandocunque in

aliqua proposilione priedicalum dicitur de subjecto in aliquo modo dicendi per se, semper lalis propositionis subjectum supponit naturaliler ete conuerso (édit. Fages, p. 19) ; 2. Omnis proposilio cujus subjectum habet supposilionem naturalem seu demonslralivam est universalilcr vera scilicel pro omni lempore et pro omnibus supposilis (édit. Fages, p. 20) ; 3. A propositione de tertio adjacente cujus subjectum supponit naturaliler ad propositioncm de secundo adjacente nunquam valet consequentia (édit. Fages, p. 36) ; 4. Nuila proposilio cujus subjectum supponit naturaliler ad sui verilalem requiril exislenliam lerminorum (édit. Fages, p. 42). La règle 1 vise le caractère ontologique des suppositions naturelles. La règle 3 précise qu’elles se conforment au réel complexe plutôt qu’elles ne se déduisent logiquement les unes des autres. La règle 4 précise que cette relation au réel n’est pas telle qu’il faille que les termes employés aient une existence présente ; ce qui est assez apparent dans le cas d’une proposition négative. La deuxième règle est plus importante. Elle fixe la valeur réaliste totale des suppositions naturelles, extraites peut-être en apparence à partir de circonstances contingentes. C’est naturellement la règle la plus difficile à établir contre la tendance agnostique que manifestait le nominalisme, contre sa méfiance à l'égard des idées générales et des vérités éternelles. La tactique de beaucoup consistait à faire de la vérité plus grande de ces propositions plus substantielles une question de degré plutôt qu’une question de nature. Mais c'était la tactique de sophistes qui précisément voulaient noyer dans les singularités indicibles les catégories irréductibles mais discernables des choses. « La couleur est l’objet de la vue. » Elle n’est pas « l’objet de la vue plutôt que l’objet de l’ouïe ». C’est qu’on ne peut pas résoudre cette essentielle question de nature, si l’on n’a pas une théorie à la fois souple et ferme sur l’unité de l’universel, sur la manière dont le monde est fait de situations réellement semblables.

Presque aussi important est le c. v : De supposilione personali. La supposition personnelle relate des événements, des accidents réels survenus à des êtres réels. De telles suppositions pourront être plus ou moins simples, claires ou confuses, rattachées à une collectivité ou à un être singulier. Chaque fois les questions classiques de compréhension et d’extension se poseront et compliqueront l'étude. Mais, pour l’exposé réaliste de Vincent Ferrier, la grosse difficulté est passée en cet endroit de son ouvrage ; la teneur ontologique de ces suppositions s’explique à partir du moment où l’on a reconnu la valeur ontologique des suppositions naturelles. Le c. vu étudie la supposition discrète qui se ramène au cas précédent et la supposition matérielle qui ne suppose que ce que le terme signifie matériellement, par exemple : homo est vox dissyllaba. Le c. vin étudiera la supposition relative, le c. ix la supposition impropre. Vincent Ferrier pourra y concéder beaucoup à ses adversaires nominalistes. L’essentiel pour lui était d’avoir montré que, dans certains cas au moins, la suppositio, base de la confiance de la pensée autant que du langage, est un crédit fait d’autre valeur que d’une pure inflation, flatus vocis. Il était en état d’esquisser dans un c. x une étude des variations des suppositions.

liref, Vincent Ferrier ne contesterait pas trop à Guillaume d’Occam le fait que la pensée quelque peu organisée est déjà solidement tissée du langage qu’elle emploie. Il ne contesterait pas non plus à un théoricien plis récent comme Meyerson que la pensée identifie des réalités simplement semblables et trie dans le réel plus complexe avec une remarquable désinvolture. Mais il remarquerait aussi que les singularités du réel ne sont jamais ent Lèrement perdues de vue par les suppositions et arrangements dialectiques légitimes. Il assurerait