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    1. REALISME##


REALISME. DUNS SCOT

1860

une théorie de la connaissance intellectuelle sinon des singuliers, du moins des images singulières (S. Thomas, Quæstiones disputâtes de verilate, q. x, a. 3). Certes, Mathieu d’Aquasparta trouve dans Thomas d’Aquin des difficultés. Thomas ne nie pas la connaissance sensible des singuliers, mais comment dans sa doctrine expliquer que cette connaissance sensible est rendue intelligible du fait de l’intellect agent ? Simonin, op. cil., p. 293-296. Cependant cette fin de nonrecevoir ne transforme pas Mathieu d’Aquasparta en un ennemi décidé du thomisme. Le moment est d’ailleurs très favorable au docteur dominicain. C’est le moment ou Thomas d’Aquin déjà appelé Doctor eximius, egregius, famosus va être appelé Doctor commuais ou communior ; cf. Mandonnet, Les litres doctrinaux de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1909, p. 601608. Le titre de Doctor angelicus que portera plus tard Thomas d’Aquin, officiellement intronisé docteur de l’Église, ne vaudra pas ce titre de Docteur commun qui lui fut décerné tout spontanément par les philosophes quinze ans après sa mort.

Un autre franciscain, Richard de Mediavilla, va faire an pas de plus pour rapprocher la doctrine thomiste de la connaissance et une théorie de la connaissance intellectuelle des singuliers même matériels. Dans son Commentaire sur les Sentences, Richard admet avec Thomas que l’esprit atteint d’abord l’universel plutôt que le singulier. Mais il lui paraît que, pour s’enrichir, l’esprit doit atteindre en ses détails chaque objet de vérité qui peut aussi être un objet d’amour. Ce dernier trait mérite d’être souligné : Universalia non movent. Le mouvement de l’intellect agent, conquérant moyens et fins les uns avec les autres et les uns pour les autres, est appliqué au concret par l’amour. L’intelligence pratique donne à chaque instant le coup de pouce de l’amour qui choisit. Elle vit d’options ; et elle vit ainsi d’options même à propos de choses matérielles qu’elle connaît donc en son for interne, concrètement. N’est-ce pas du même coup que l’on connaît l’espèce en général et le cas concret en particulier ? Richard de Mediavilla est-il si mal fondé à dire que l’occasion qu’on a de connaître l’espèce est assurément le singulier ? Le singulier révèle l’espèce, et l’espèce révèle le singulier. Simonin, op. cit., p. 297. Aussi atteint-on le singulier avec l’universel. L’intelligence saisit par réflexion directe que la connaissance sensible a été le truchement pour connaître l’universel. Richard de Mediavilla se la représente en possession d’une science des intuitions des singuliers comme en possession d’une science des universaux. Mais n’est-ce pas, du reste, l’intelligence elle-même qui constate sa double richesse ? Cf. Simonin, op. cit., p. 298-299.

Dans les toutes dernières années du xme siècle, l’étude de l’intelligence des singuliers est encore serrée de plus près. C’est alors en effet que paraît le De rcrum principio qu’on pense être l’œuvre du franciscain Vital du Four. Le De rcrum principio se rai lâche nettement à L’augustinisme classique avec ce caractère particulier d’être très en garde contre les faux mysticismes. Pour ne pas voguer au hasard dans le ciel, il veut prendre pied sur la terre. Or, sur terre, un solide premier principe de connaissance intellectuelle est que la connaissance doit partir du sens. Se basant sur l’existence et la valeur fondamentale de cette connaissance sensible. l’auteur du De. rcrum principio donne le premier rang à cette science intuitive des singuliers dont avait parlé Richard de Mediavilla. Puisque chaque cas particulier possède ses richesses concrètes, il faut aller jusqu’à admet ! re que ces richesses trouvent dans la connaissance des « substituts mentaux », des locum latentes, des species qui leur sont propres. Il faut donc aller jusqu’à admettre ces species spéciales qui révèlent le concret et qu’avait soupçonnées Mathieu d’Aquas parta. Simonin, op. cit., p. 300-301. Reprenant ces arguments des scolastiques franciscains dont les ouvrages avaient immédiatement précédé sa parution, le De rerum principio y ajoute un souci plus psychologique et positif encore où se révèle comme quelque chose de l’esprit moderne. Cependant cette nouvelle philosophie admettait encore dans la matière une certaine unité théorique. On y lit, c. vin : « J’admets qu’en tous les êtres créés tant spirituels que matériels il existe une matière unique. » Mais il ne faut pas supposer que l’auteur du De rerum principio tendrait à un certain monisme cosmique. Il fait au contraire sortir les êtres divers de raisons séminales, entités reçues en philosophie augustinienne, mais dont saint Thomas s’était déjà demandé comment elles pouvaient bien exister.

Duns Scot comme saint Thomas s’affranchira des raisons séminales. Il préférera chercher la raison d’être des êtres divers non plus dans les origines aussi mystérieuses, mais dans leurs subsistances qui les maintiennent dans l’être, dans leur cohésion propre, définitive, quai i Cicatrice d’eux-mêmes. Ce faisant, il est moins en réaction contre le De rerum principio, qu’il n’en explicite en fin de compte les vues réalistes, ainsi que toute la doctrine peu à peu élaborée par les penseurs franciscains qui avaient immédiatement précédé. Né en 1266, mort en 1308, Scot n’est aucunement le génie éphémère qu’on a longtemps décrit d’une manière par trop romantique. C’est un philosophe très équilibré et qui a eu le temps de parvenir pleinement à une précoce maturité. On ne doit pas non plus faire de lui un écrivain insaisissable pour qui il serait impossible de dresser le catalogue de ses travaux authentiques. Certes, on peut ne pas s’entendre sur l’authenticité d’écrits scotistes importants, tels les Thenremata ou les Reportata Parisiensia. Mais VOpus Oxoniense, ouvrage tout à fait considérable dans de larges développements de philosophie, décèle le génie constant d’un penseur très remarquable. Duns Scot, comme réaliste du moins, c’est l’auteur de VOpus Oxoniense.

Le réalisme de Scot paraît plus étendu que celui d’un thomisme trop littéral, si l’on considère quelles sont ces réalités que l’esprit humain peut connaître. Il ne saurait plus être question, dans le scotisme, de réduire la connaissance à la quiddilé abstraite des choses sensibles. L’esprit humain paraît au scotiste avoir prise sur bien plus de réalités. D’une part, en efïet, il paraît capable de deviner, d’apprécier les esprits par des intuitions sui gencris. D’autre part, ce même esprit paraît capable de connaître intellectuellement jusqu’aux singuliers matériels. Désireux d’insister sur l’importance des moindres linéaments du concret, Scot considère comme des /ormes adventices des substances ces qualités que le thomisme appelait seulement qualités formelles. Thomas d’Aquin était très éloigné de négliger ces aspects, même les plus concrets du réel. Dans la connaissance des singuliers par cette intelligence pragmatique qu’il appelle la cogitative, tout un monde de généralités universelles lui paraît impliqué. De anima, t. II, leç. 13, ad fin. ; Anal, poster., édit. léonine, p. 402, 414, col. 2. Si à saint Thomas le concret paraît « ineffable », ce n’est pas par défaut d’intérêt, c’est parce qu’il existe avec de telles richesses que la science humaine ne peut en faire un bilan total. Elle n’épuise qu’en partie la richesse de l’individu en la découpant en idées générales. Il y a dans certaines assert ions du thomisme en ce sens, quelque chose qui dépasse l’aristotélisme étroit. Si saint Thomas insiste avant tout sur l’universel spécifique, c’est qu’il se plæe le plus souvent au point de vue de la métaphysique. Par rapport à leur causalité divine les réalités semblables sont certainement créées, au premier chef, en tant que semblables. Une similitude n’est pas un hasard, voire un caractère dérivé et