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RÉALISME. DUNS SCOT


Deus non potest mulliplicarc individua sub una specie sine maleria. Quod quia intelligentise non habent maleriam, Deus non posset facere plures ejusdem speciei. Quod formée non recipiunt divisionem nisi per maleriam : error si intelligatur de formis eductis de potentia materiæ. Quod Deus non posset facere plures animas in numéro. Quod individua ejusdem speciei differunt sola posilione materiœ… Il est assez piquant de constater que les plus prompts à manier l’anathème contre le réaliste Thomas d’Aquin furent des avicennisants ou demi-arabisants, convertis de la veille au réalisme explicité par Thomas. Il est vrai que leur foi autant que leur philosophie les avaient aidés, en leur ouvrant les yeux sur l’hétérodoxie de l’idéalisme poussé jusqu’à l’averroïsme. Ils n’en étaient pas moins, quoique à un moindre degré que les averroïstes, des idéalistes platonisants. Ce n’était pas à eux, convertis toujours prêts à renchérir, que revenait le droit de reprocher à Thomas d’Aquin d’être demeuré trop grec, trop soumis à la hantise de l’unité de l’espèce. Il est assez piquant de constater de la sorte que ceux qui mettaient auparavant le réalisme en péril par une thèse avicennienne de l’unité de l’intellect agent ont fait condamnei le principal docteur du catholicisme, comme enseignant que les individus d’une même espèce se multiplient par une simple contingence accidentelle de matière. Certes, il y a de cela dans l’authentique thomisme. Mais il y a aussi beaucoup plus ; et les détracteurs de saint Thomas avaient affaire à celui qui a analysé solidement en chaque homme une forme, une conscience scientifiquement discernable. Il en a étudié à fond mieux que l’anatomie, la dynamique. Il faut seulement concéder que saint Thomas reste attaché, pour de bonnes raisons, à une certaine individuation par la matière. Il est vrai aussi que Thomas d’Aquin s’inquiète assez peu des genres et des espèces les plus divers que retient la philosophie naturelle, tandis qu’il s’intéresse à ce qui concerne l’espèce humaine et ses individus. Il est plus psychologue et moraliste que physicien, ainsi que doit l’être un théologien. Il lui suffit d’être frappé du fait de l’existence des lois physiques. Avec ses contemporains il maintient que les lois physiques, pour une part au moins, dérivent de l’influence des astres sur les êtres physiques particuliers. Évidemment, il demeure dans cette conception, qui deviendra bientôt archaïque, une sorte de défiance contre la pleine autonomie de chaque être de la nature et comme un souvenir vivace de cette vieille théorie qui faisait évanouir les êtres au profit des lois, puisqu’elle ne considérait les êtres contingents que comme des points de rencontre, des carrefours de lois déterministes. Qu’importe ceci ? L’élan pour s’émerveiller davantage des richesses d’êtres du monde concret était donné, et c’était Thomas lui-même qui avait imprimé cet élan à la pensée de ses contemporains. L’élan ira si loin qu’il emportera certains penseurs jusqu’à haïr l’intellectualisme, jusqu’à établir un réalisme si excessivement anticonceptuel qu’il méprisera les universaux et se reniera lui-même dans l’anarchie nominaliste. Cependant, entre l’excès nominaliste et l’essor thomiste, le réalisme sera encore à bonne école avec Duns Scot. Ce dernier philosophe, franchement réaliste aura pour rôle d’établir la philosophie réaliste en métaphysique naturelle, comme saint Thomas l’avait établie en métaphysique noétique et anthropologique. Entre Scot et Thomas lui-même, tout un groupe de penseurs intermédiaires aidera à l’explication progressive du réalisme dans le domaine de la philosophie naturelle. Soucieux de voiries espèces sous leur aspect pluraliste, cet effort de la pensée philosophique laissera bien entendu par trop dans l’oubli les idées générales, les universaux. Il préférera se demander en quoi consistent les caractères concrets ineffables qui caractérisent chaque réalité que l’on expé rimente dans la nature, loin des phrases toutes faites et des classifications reçues. Cette tâche, à la condition de ne pas être exclusive, était légitime. On peut même dire qu’elle a contribué à son tour à mettre en relief un aspect notable des vérités du réalisme en aboutissant jusqu’au scotisme.

IV. Le réalisme concret de Scot et le nouveau nominalisme. — Des penseurs franciscains, entre Thomas d’Aquin et Duns Scot, ont fait progresser le réalisme concret de la philosophie naturelle en se demandant comment l’on connaît les singuliers matériels.

L’un des premiers en date de ces penseurs, Guillaume de La Mare (cf. Landry, Duns Scot, p. 40-41), était un esprit compréhensif, et en même temps très sincèrement engagé dans les doctrines de ses confrères franciscains. Comme ceux-ci se sont mis à lire la Summa de saint Thomas, les autorités de leur ordre, plutôt que de faire renoncer à la lecture d’un ouvrage où il se rencontre tant de richesses théologiques, préfèrent amender le thomisme sur les points qui ne conviennent pas à leurs doctrines traditionnelles. Guillaume de La Mare se charge (.ou est chargé) de cet arrangement qui paraît dès 1278 sous le titre de Correclorium fralris Thomte. Les historiens se sont surtout attachés à signaler le caractère d’acrimonie de la lutte qui s’en suivit entre thomistes dominicains et scolastiques franciscains. En vérité, il faudrait ne pas perdre de vue qu’amender au lieu de détruire est déjà rendre un certain hommage. Les thomistes admettaient une connaissance sensible des singuliers, où les images du passé viendraient même en aide aux sensations du présent. Mais cette théorie ne suffisait pas à Guillaume de La Mare. Il indiqua les raisons qui, selon lui, donnent à la connaissance des singuliers une haute valeur intellectuelle : Les singuliers se mêlent aux raisonnements ; ils entrent dans l’esprit comme matière première de cette machine à distiller les essences. L’esprit porte un tel intérêt aux singuliers qu’il retourne à la connaissance des images au terme de ses spéculations pour les vérifier ; et les spéculations elles-mêmes sont sans valeur si elles ne rejoignent pas le concret. Toute la vie morale, suprême valeur de l’intelligence en travail de bonheur, a pour buts et pour circonstances des singuliers qui ne sont pas tous de purs esprits, de sorte que s’attarder aux réalités tangibles n’est pas un mince devoir pour l’esprit. Guillaume de La Mare, confiant en une certaine expérience de facto, ne se pose pas la question de savoir si la haute connaissance des singuliers matériels est possible. Elle existe. Ce qu’il se demande, c’est comment elle est possible. Aristote ayant parlé d’images, de similitudes, de species qui se trouvent dans l’esprit et y tiennent lieu des espèces, Guillaume de La Mare pensa qu’il n’y avait qu’à étendre ce procédé explicatif de l’abstraction pour expliquer ainsi la connaissance des singuliers. Il déclara qu’il existait, tout comme des species tenant lieu de l’espèce, des substituts mentaux de chaque réalité singulière dans chaque esprit. Cf. Simonin, La connaissance des singuliers matériels, dans Mélanges Mandonnel, t. i, p. 290-292.

Des intransigeants protestèrent. Mais un franciscain conciliateur, Mathieu d’Aquasparta, reprit la tentative de Guillaume de La Mare pour essayer de fonder, par un biais de métaphysique, la connaissance intellectuelle des singuliers. N’y a-t-il pas équivalence entre l’être et le vrai, entre les êtres réels et les vérités connues ? Si les êtres réels sont singuliers, il faut bien que les vérités par où on les connaît dans l’intelligence soient affectées aussi de ce caractère de singularité. Enfin Mathieu d’Aquasparta fait à Thomas d’Aquin l’honneur de le citer longuement là où sa doctrine se présente sous le biais le plus favorable pour amorcer