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RÉALISME. SAINT THOMAS


leurs emprunts au maître arabe cette discrétion à laquelle sut se tenir saint Thomas d’Aquin. Il se rencontra même qu' « un soldat refusait en mourant les consolations de la religion parce qu’il disait être sauvé avec saint Pierre n’y ayant qu’une âme au monde avec lui ». Il se croyait sauvé dans l'âme de l’espèce humaine, refaisait à son compte, sans le savoir, le raisonnement sophistique qu’Abélard prêtait à Guillaume de Champeaux. Ce cas et sans doute quelques autres, des conciliabules fort peu chrétiens qui réunissaient divers maîtres parisiens, souvent des plus jeunes, tout ce danger fit peur. Dès 1258-1259, saint Thomas d’Aquin réagissait vigoureusement. Il préparait sa Summa contra gentiles, le premier de ses grands travaux originaux. La Summa contra gentiles était moins dirigée, comme on l’a cru longtemps, contre les Maures d’Espagne que contre ceux qu’elle désigne expressément comme gentiles. Dans le langage universitaire d’alors, les gentiles sont les païens qui retrouvent des partisans à la faveur des diverses doctrines philosophiques ou scientistes venues du monde arabe. Dans sa Summa contra gentiles, Thomas d’Aquin, après avoir exposé la théodicée, insiste longuement sur les distinctions des choses et sur les distinctions des substances intellectuelles. Surtout, il pose le grand principe de son réalisme chrétien. C’est d’ailleurs moins d’un principe qu’il s’agit que d’une constatation, plus importante en faveur du réalisme que ce qu’avait discerné Abélard lui-même. C’est cette constatation qu’il convient de dégager comme essentielle au réalisme thomiste. Thomas d’Aquin est, avant tout peut-être, un inventeur en philosophie réaliste. Sans doute, en toute sa réflexion philosophique il s’est beaucoup servi de l'école des philosophes arabes : Aviccnne, AI-Farabi, Al-Gazel, comme il s’est servi de beaucoup d’auteurs latins. Pourtant le gundissalinisme, qui était un avicennisme déjà christianisé, fut rejeté par Thomas d’Aquin comme pas assez réaliste, comme ouvrant une brèche par laquelle l’averroïsme lui-même aurait pu trouver le moyen de s’infdtrer dangereusement. C’est que, au fond, malgré la multitude de ses informations, peutêtre en raison même de leur diversité, saint Thomas n’est pas dans le sillage des Arabes, différent en cela de la plupart des docteurs chrétiens de son temps. Tout en faisant un large emploi de certaines thèses de l’aristotélisme pur, il est un penseur très personnel au service du réalisme chrétien. L’augustinisme le plus dévot avait trouvé à prendre dans les doctrines des genliles et plus encore les « artistes », jeunes maîtres ou étudiants en humanités et en sciences, dont l’orthodoxie au contact de l’averroïsme paraissait plus particulièrement atteinte. Albert le Grand et Bacon relevaient des Arabes et Roger Bacon trouvait même le moyen d’unir leurs tendances dangereuses les plus opposées, leurs mentalités trop physiciennes et trop mystiques. C’est au moment où tant de syncrétismes, qui laissaient de côté divers aspects plus ou moins essentiels du réalisme chrétien, arrivaient a maturité, que Thomas d’Aquin leur opposa sa doctrine personnelle.

Le point précis par où il s’opposait ainsi à ses contemporains est la théorie du nombre des intellects agents. En ce temps-là, les philosophes chrét iens, même s’ils distinguaient une multiplicité d’intellects passifs humains, se contentaient d’admettre l’existence d’un seul intellect agent. Albert le Grand lui-même, retenu par ses sources gréco-arabes, n’avait pas osé multiplier les intellects agents et il n’avait peut-être même pas songé sérieusement a considérer chaque intellect agent, comme un attribut de chaque homme, comme un élément essentiel de sa personnalité, ('.outre l’augustinisme mystique et contre la physique averroïste, Thomas d’Aquin invente, dans sa Summa contra gen liles, la philosophie morale, et métaphysique aussi, de l’individu. Ainsi ce qu’il faut voir dans la Summa contra gentiles, ce n’est pas seulement une polémique antimusulmane ou antiaugustinienne ou antiaverroïste, polémique qui s’y trouve en effet et longuement ; c’est plus encore : c’est l'œuvre où Thomas d’Aquin est maître, pour la première fois, de sa synthèse réaliste, qui n'était qu'ébauchée dans son précédent ouvrage de jeunesse, son Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard. Thomas d’Aquin, dépassant en cela Albert le Grand, sut voir que les similitudes des raisons individuelles ne forment pas uniquement une seule raison transcendante. Elles ne sont que comparables à tous les autres genres des similitudes des êtres. Il remarque que, sous ses dehors les plus impersonnels, l’intelligence est un des éléments les plus personnels, en même temps que le plus connu, le plus essentiel de la personnalité même du moi humain. Il lui arrive de dire manifeslum est quod hic homo singularitcr intelligit. Une autre phrase assez semblable lui est également chère : Expcritur seipsum esse qui intelligit. (Cf. A. Forest, dans Revue des cours et conférences, 1932, p. 381.) L’activité singulière personnelle de chaque intelligence humaine paraît à saint Thomas ou bien être un fait, ou bien découler des faits. On pourrait presque dire qu’il en appelle au même critère d'évidence que Descartes dans son Cogilo, ergo sum. Cette constatation ou plutôt ce jugement de valeur porté sur les faits est essentiel au réalisme. Il faut qu’un jugement de valeur et d’existence soit ainsi porté, légitimant les apparences. Ainsi s’accomplit le passage de la personnalité psychologique (qui se définit par les apparences d’unité et d’activité de la conscience) jusqu'à la personnalité métaphysique conçue comme substance, substance « actuée » ou plutôt « révélée » par ces accidents que sont les phénomènes psychiques. Les accidents étant d’ordre intellectuel et volontaire, c’est-à-dire concernant le dynamisme de chaque intelligence, la volonté apparaissant par ailleurs comme essentiellement liée à l’intelligence, cette substance humaine personnelle ne peut être dite que substance intellectuelle. Ce terme, ou plutôt ces deux termes accolés sont chers à saint Thomas. Dans la terminologie et la mentalité générale aristotélicienne dont celui-ci continuait à user abondamment, l’homme est un « animal raisonnable », mieux : « l’animal raisonnable ». Son caractère spécifique, qui caractérise son essence est la raison, cette raison où Aristote mettait bien, avec l’intelliligence, la volonté. Ainsi l’aristotélisme, placé nettement dans sa psychologie même sur le terrain métaphysique, suggérait à Thomas d’Aquin son réalisme personnel et chrétien.

Cet acquis philosophique étant réalise, cette véritable découverte majeure étant faite, Thomas d’Aquin était en état de réfuter le monisme intellectualiste dont la philosophie de son temps était plus ou moins atteinte. Ainsi put-il écrire son c. i.xxvi du 1. II de la Summa contra gentiles : Quod intellectus agens non sit substantiel separala sed aliquid animée. Ex his autem con.clu.di potest quod nec intelleclus agens est unus in omnibus ut Alexander eliam ponit et Avicenna… Il pouvait faire plus et édifier sur son réalisme intellectualiste toute une morale chrétienne. En effet, il posait maintenant des équivalences chrétiennes entre certaines notions psychologiques proches de l’expérience cl certaines notions de la métaphysique aristotélicienne. Il mettait, sous les notions vagues et comme « passe-partout » de la métaphysique conceptuelle issue des spéculatifs grecs, des réalités psychologiques concrètes, repérables, existantes.

Ainsi les historiens de la pensée de saint Thomas d’Aquin n’ont en général pas assez insisté sur l’importance d’une équation posée par saint Thomas en mêla