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    1. RÉALISME##


RÉALISME. SAINT THOMAS

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distinguait que des mots dans les genres et les espèces. Abélard est beaucoup plus perspicace : les hommes, comme il le reconnaît, sont simplement semblables ; mais cette similitude n’est pas rien ; elle constitue une très importante réalité. La réalité humaine, ainsi, pourra apparaître comme double : il existe les humanités concrètes des personnes et il existe aussi cette ressemblance spécifique où se groupent les personnes (V. Cousin, op. cit., p. 164-165) : Illud lantum humanilalis informatur Socralilate quod in Socrale est. Ipsum autem species non est, sed illud quod ex ipsa et cœteris similibus essentiis conftcitur : < Ce qui prend la forme de la socratité, ce n’est pas l’humanité en soi, mais ce qu’il y a d’humanité en Socrate. L’espèce en effet n’est pas cette portion seule d’humanité mais sa réunion avec toutes les humanités semblables. » Bref, Abélard n’est pas seulement un réaliste contre l’idéalisme de Guillaume de Champeaux, il est aussi un réaliste contre le nominalisme outrancier de Roscelin. Il reprend expressément à son compte la théorie des universaux qu’avait esquissée Porphyre en y décelant une collection d'êtres semblables. V. Cousin, op. cit. p. 185. Maisilinsiste sur la réalité que représente, entre les êtres de la collection, cette similitude même. Seulement de cette ressemblance il ne veut pas faire un être réalisé à part des indiuidus. Les individus n'étant pas « mécanisés » par cet archétype gardent leur liberté, ils sont capables de destins propres, responsables. Abélard, grâce à son réalisme modéré à égale distance des deux extrêmes, était en état de faire progresser la théologie, spécialement la théologie morale, puisqu’il maintenait et les lois de la nature humaine, et les initiatives des individus.

Ce qu’il y avait d’instable et d’imprudent dans la personnalité d' Abélard ne se rencontra heureusement plus chez certains de ses disciples bien avisés, tel Pierre Lombard. Le xiie siècle parisien tout entier, sans trop le dire, sans trop se l’avouer peut-être, car Abélard n'était pas en odeur de sainteté, vécut de ces grands principes abélardiens, assagis au service de l'Église, service auquel d’ailleurs ils étaient si aptes, jusque dans leurs audaces apparentes. Mais après avoir trouvé chez elle, dès les temps carolingiens, par Porphyre et Boèce, des problèmes du paganisme où le réalisme chrétien pouvait être remis en question, la chrétienté se trouvera bientôt en présence de thèses païennes agressives qui lui venaient par les Arabes d’Espagne et de Sicile. Après Abélard, il lui faudra Thomasd’Aquinpourexpliciterà nouveau son réalisme. III. La thèse hellénistique de l’unité de l’intellect ET LA. PSYCHOLOGIE CONCRÈTE DE SAINT

Thomas d’Aquin. — Ce n'étaient pas seulement les tendances astrologiques rénovées de l’antiquité païenne et hostiles à l’autonomie de chaque homme qui prirent un développement considérable au xme siècle, à l’aurore, à l’aube plutôt des sciences positives. Cette astrologie elle-même recevait l’appui important qui lui venait du monde arabe depuis les environs de l’an 1000, depuis l'époque de Gerbert. Les Arabes avaient hérité en Syrie de la science antique et ils avaient accru cet héritage. De même ils avaient acquis et amplifié les spéculations les plus mystiques des néo-platonisants. De la sorte ils avaient doublé leur panthéisme matérialiste et scientiste d’une sorte de panthéisme spiritualiste et mystique.

Déjà, aux écoles chartraines du xiie siècle, l’orthodoxie est confusément atteinte par l’une et l’autre de ces, deux tendances, où ni Dieu ni la nature ne sont oubliés mais où l’on a franchement oublié l’homme. Aux environs de 1215, dans l’université naissante de Paris, au temps d’Amaury de Bène et de David de Dinant, c’est, au fond, la tendance au monisme simplificateur, antiréaliste qui est condamnée. Cependant,

pendant plusieurs décades, les réalistes parisiens vont encore avoir de la peine à expliciter davantage les conditions philosophiques de cette croyance réaliste qu’ils tiennent de leur foi et au service de laquelle ils possèdent déjà les découvertes d' Abélard. C’est que les conditions ne sont pas extrêmement favorables à une explication de réalisme. La raison en est une tendance philosophique commune à tous les docteurs parisiens, séculiers ou religieux. Les nouveaux religieux adonnés aux études (et au temps d’Alexandre de Halès ils sont à Paris davantage peut-être des franciscains que des dominicains), tout comme les séculiers, suivent les doctrines de l’arabe Avicenne, baptisées dans l’augustinisme par l’espagnol Gundissalinus. Les tendances les plus piétistes peuvent s’en accommoder. Le réalisme d' Avicenne peut d’ailleurs paraître suffisant. Distinguant l’essence et l’existence, ce philosophe arabe distingue aussi les existences les unes des autres, en particulier (ce qui est très important) il distingue les unes des autres les existences des êtres doués d’intelligence comme les hommes. Cf. Roland-Gosselin, De ente et essenlia, p. 155-157. Cependant il y a une limite à ce réalisme d' Avicenne, parce que pour lui, du moins pour ses disciples chrétiens, que M. Gilson appelle les gundissalinistes ou les augustinistes avicennisants, l’activité de l’intelligence demeure l’apanage de Dieu. Selon cette doctrine, l’esprit humain connaissant est moins un poste émetteur qu’un poste récepteur. Par une attache trop directe des cas humains divers à l’Intellect divin, on compromettait, sans qu’on s’en rendit compte, l’indépendance de chaque homme. A cette époque où la science débutait à peine, plutôt que les divergences des cas particuliers on était naturellement porté à observer d’abord les analogies entre les phénomènes, d’autant plus qu’on espérait pouvoir les rattacher à quelque influence astrale. De la même manière, les lois qui régissent les espèces animales paraissaient fort rigoureuses. On les supposait simples. Pour peu qu’on considérât les esprits humains comme de simples postes récepteurs de l’Intelligence divine, on risquait de laisser s’estomper le réalisme d' Abélard et d’expliquer de nouveau, avec Aristote, les apparences contingentes de la nature comme les résultantes, les nœuds de normes rigides spécifiques.

On ne mesura vraiment l’importance du danger que courait le réalisme que lorsqu’arriva d’Espagne une nouvelle doctrine moins apparemment assimilable au christianisme que celle d’Avicenne, à savoir celle d’Averroès. Ce dernier était un scientiste plus encore qu’un philosophe. Tournant à son côté physique la métaphysique d’Aristote, il insistait sur ces faits qui lui paraissaient patents : « Tout ce qui se meut est mû physiquement. Tout ce qui se meut est mi par un autre. » Les deux propositions sont en effet dans Aristote. Avec une logique trop claire, Averroès en tirait un monisme physique, l’intelligence n'étant plus, au dessus de ce monde, qu’une sorte de phosphorescence, une représentation partielle, un épiphénomène. Chaque esprit humain n'était plus donné que comme un reflet d’une intelligence aussi unifiée que le monde. Par ailleurs cette intelligence était considérée comme hors d'état de mouvoir quoi que ce soit.

Bien entendu, en Italie, puis en France, où elles parvinrent peu à peu, les doctrines d’Averroès ne furent pas partout acceptées dans leur intégralité hétérodoxe. On se borna souvent à faire au profond commentateur d’Aristote, qu'était en effet Averroès, des emprunts de détails. Mais comment emprunter des détails à un commentateur qui gauchissait l’autorité d’Aristote dans un sens incompatible avec le réalisme chrétien, sans se laisser solliciter par la double mentalité d’Averroès et d’Aristote ? Il se produisit donc que des averroïstes parisiens ne mirent pas toujours dans