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RÉALISME. LA SOLUTION D’ABELARD


comme le dit ce livre, que tout le problème du réalisme philosophique chrétien et avec lui toute la philosophie scolastique sont sortis d’une phrase de Porphyre traduite par Boèce.

Boèce, en effet, au vie siècle, au moment où la plus grande partie de la civilisation antique disparaissait, mais où il allait cependant en demeurer quelque chose dans le christianisme devenu barbare, « avait traduit de la philosophie grecque ce qui pouvait servir à polir et à façonner un peu la rude enfance de la société barbare et chrétienne ». P. 56. Il s’attacha surtout à la grammaire et à la logique aristotéliciennes, peu compromettantes pour la foi orthodoxe et utiles quand il s’agissait de raisonner. Cependant, dans un système philosophique, tout, se tient. Même en laissant de côté les aspects essentiels de la métaphysique des Grecs, il arriva à Boèce de transmettre à la postérité un germe d’inquiétude philosophique à partir duquel la position réaliste tout entière allait avoir lieu de s’expliciter.

Cette phrase de Porphyre qui allait porter ce germe de discussions et d'élaborations philosophiques et que Boèce traduisit pour le Moyen Age est celle-ci : « Puisqu’il est nécessaire pour comprendre la doctrine des catégories d’Aristote de savoir ce que c’est que le genre, la différence, l’espèce, le propre et l’accident, et puisque cette connaissance est utile pour la définition et en général pour la division et la démonstration, .je vais essayer dans un abrégé succinct et en forme d’introduction de parcourir ce que nos devanciers ont dit à cet égard, m’abstenanl des questions trop profondes et m’arrètant même assez peu sur les plus faciles. Par exemple, je ne rechercherai point si les genres et les espèces existent par eux-mêmes, ou seulement dans l’intelligence, ni, d<ins le rus où ils existeraient par euxmêmes, s’ils sont corporels ou incorporels, ni s’ils existent séparés des objets sensibles ou dans ces objets et en /(lisant partie ; ce problème est trop difficile et demanderait des recherches plus étendues ; je me bornerai à indiquer ce que les anciens et parmi eux surtout les péripatéticiens ont dit de plus raisonnable sur ce point et sur les précédents. »

Conférer une réalité aux genres et aux espèces et une autre réalité irréductible, très importante, aux individus des espèces, en particulier aux personnes humaines responsables de leur destinée, c'était être réaliste et facilement conforme au christianisme. Rejeter les individus pour n’admettre que les idées générales, c'était revenir aux formes les plus rigides et les plus conventionnelles de l’idéalisme grec. Admettre les individus et oublier les lois naturelles de chaque espèce, c'était aboutir non seulement à un pluralisme qui doit rester organisé, mais à un multitudinisme anarchique. Si chacun, par exemple, agit à sa guise et se bâtit sa destinée, comment peut-il être puni ou récompensé selon des lois qui valent pour l’ensemble des hommes et qui dans cette grande affaire d'éternité distinguent même, essentiellement, l’homme de la bête. Ce multitudinisme n’est plus un pcrsonnalisme raisonnable, mais un individualisme tel que seule une religion intérieure y peut compter. Pour lui, en effet, toute religion collective, sociale, rituelle et sacramentelle devient non seulement inutile, mais inapplicable et même blâmable. Certes, le Christ pourrait à la rigueur sauver séparément tels et tels hommes, chaque fois par une sorte de rédemption entièrement distincte, littéralement « ineffable », indicible et quasi irrationnelle. Mais alors, certains dogmes, comme le péché originel qui s’attache à toute L’espèce humaine, seraient inacceptables. En même temps qu’un problème sur la contexture de l’univers, le problème sur la nature des universaux est un problème de théologie.

Dès que, après les premiers siècles de barbarie, avec les facilités des ressources matérielles accrues, d’une vie moins dure et moins troublée, on eut la possibilité de repenser et de méditer la phrase de Porphyre traduite par Boèce, on comprit toute l’importance du

DICT. DE THÉOL. CATIIOL.

débat. Est-ce christianisme foncier ou simplement bon sens de la connaissance vulgaire ? En tout cas il semble prouvé que, dès le ixe siècle, à l'époque où fleurissaient les écoles de Tours dont Raban Maur est comme un ultime témoin, on tendait davantage à situer la réalité du côté du concret divers qu'à retourner à un idéalisme renouvelé de Platon. Cousin, op. cit., p. 79.

Ce qu’on a appelé le nominalisme de Roscelin paraît même une exagération de ce réalisme polymorphe. Mais en enlevant toute consistance aux idées générales, Roscelin enlevait tout caractère commun entre les trois personnes de la Trinité qui ne pouvaient plus apparaître comme faites d’une même nature divine. Roscelin ne voyait dans les idées générales que des mots creux ; aussi, plutôt même que le nom de nominaliste, ses contemporains comme Othon de Freisingen lui attribuaient comme marque distinctive d'être l’inventeur de ce qu’on appelait la sententia vocum. En ce haut Moyen Age, on n’aurait peut-être pas discerné directement que la position de Roscelin rendait impossible le savoir humain, qui est obligé de prévoir des similitudes entre les êtres, des retours dans les situations et les faits, des classifications aux tiroirs commodes. Mais comme Roscelin poussait son nominalisme à toutes sortes de conséquences extrêmes et que sa doctrine trithéiste n'était guère compatible avec l’unité divine, il souffrit persécution. Malgré ses erreurs, il faut reconnaître avec V. Cousin qu’il avait lancé en circulation pour le service de la vérité philosophique deux idées qui feront leur chemin dans l’histoire de la pensée parce qu’elles sont riches de sens : « 1. Il ne faut pas réaliser des abstractions. 2. La puissance de l’esprit humain est en grande partie dans le langage. » Op. cit., p. 99.

Mais, en son temps, on ne retenait point ce qui, dans le réalisme de Roscelin poussé jusqu’au nominalisme, servait l’orthodoxie. On ne voyait que ce qu’il y avait d’hérétique. D’où la doctrine opposée que formulait saint Anselme. Ce dernier appelle les universaux : substantias universelles. Par rapport à un nominaliste, il est évidemment réaliste, mais ce réalisme, outrancier à sa manière, est surtout un idéalisme platonisant, ennemi de l’empirisme. Il accuse le nominalisme de ne point comprendre comment plusieurs hommes particuliers ne sont qu’un seul et même homme : « Nondum intelligit quomodo plures homines in specie sinl unus homo. » Comme l’ajoute Victor Cousin, p. 104 : « donc il pensait que non seulement il y a des individus humains, mais qu’il y a en outre le genre humain, l’humanité qui est une, comme il admettait qu’il y a un temps absolu que les durées particulières manifestent sans le constituer, une vérité une et subsistante par elle-même, un type absolu du bien que tous les biens particuliers supposent et réfléchissent plus ou moins imparfaitement. » Ainsi, il ne poussait pas l’idéalisme jusqu'à nier les êtres multiples. Il n'était pas non plus mauvais théologien, lorsqu’il préparait, par une théorie de l’exemplarisme divin, l'étude de Dieu. Mais du même coup, il faisait la part plus belle à l’idéalisme qu’au réalisme des êtres individuels. En même temps qu’il néglige un peu ces groupes concrets de propriétés et de phénomènes qu’est chaque être de la nature, l’idéalisme d’Anselme est trop porté à isoler la « réalité accidentelle » et à lui conférer une réalité absolue en dehors du sujet individuel où cette réalité a été perçue. Telle est la manière dont on s’y prend pour hypostasier des abstractions. C’est ainsi qu’Anselme reproche à Roscelin de ne pas savoir discerner la couleur d’un corps de ce corps comme tel. Il « admettait que la couleur a de la réalité hors du corps coloré comme le genre humain a sa réalité indépendamment des individus qui le composent ».

Engagé dans cette voie, le spéculatif, avec quelques

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