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RÉALISME LA SOLUTION D’ABÉLARD


Le temps n’esl que la forme qu’elle revêt en nous, relative à nous, pour se rendre partieipable. Et de cette forme nous nous dépouillons à mesure que nous y participons davantage et qu’en vivant nous nous concentrons en Dieu. »

Ce réalisme de la métaphysique devient, en matière plus strictement religieuse, un traditionalisme. « Puisque ce qui est, c’est-à-dire la réalité du monde et de la vie que nous expérimentons, se trouve conditionné par des événements qui occupent une place dans le passé, nous avons besoin de connaître ces événements, pour connaître ce que nous sommes… » L’expérience personnelle devra donc être complétée par la tradition. Très habilement le P. Laberthonnière montre combien cette tradition, de par sa nature même, doit se révéler riche et vivante, p. 70-77 : « Comme ce n’est pas pour eux-mêmes qu’on retient et qu’on transmet les événements, mais pour les actes qui se sont manifestés par eux et dont l’intention, le rôle et la portée dépassent infiniment la place qu’ils occupent dans le temps, les événements ne sont pas toujours transmis traditionnellement qu’avec l’interprétation qui les élabore en doctrine. » L’interprétation de l’un aidant à l’interprétation de l’autre, les richesses à découvrir étant d’autre part divines et infinies, tout un monde de discussions et de progrès dans des démarches humaines éclaire toujours de plus en plus un monde divin qui se laisse peu à peu pénétrer par le développement de la tradition.

Chacun interprète lui-même les traditions interprétées par autrui et qui lui sont proposées. Ainsi la commune orthodoxie de la doctrine est repensée et aimée personnellement. C’est toujours la même doctrine ; et elle va grandissant dans la connaissance explicitée qu’on en a. Ces interprétations qui pénètrent de la sorte le vital profond s'énoncent en jugements où se manifeste à plein la puissance de l’esprit interprétateur ; non seulement sa puissance, mais plus encore son activité. L’intelligence humaine dans le système chrétien, cesse d'être une sorte d’appareil photographique pour idées séparées. Elle devient une devineresse en quête des esprits et de leurs intentions. Il y a là un effort prodigieux et, ce qui est merveille, cet effort réussit. Le P. Laberthonnière biaise à ce sujet en quelques expressions réticentes qui ont l’air de faire de cette collaboration du connaissant et du connu comme une compromission où chacun des deux perd un peu de ses titres absolus à être distinct. Cependant, réfléchissant sur ce mystère de la connaissance, il y voit bien que ce qui est nôtre y est autre et que ce qui est autre y est nôtre. Ce serait antinomie, si ce n'était miracle, p. 84 : « Il est vrai de dire que nous n’avons rien que nous ne l’ayons reçu et il est également vrai de dire que nous n’avons rien que nous ne l’ayons acquis. » Lorsqu’il s’agit de la connaissance, il n’est pas à moitié vrai de dire que nous connaissons notre conscience et à moitié vrai de dire que nous connaissons l’objet extérieur. Il est pleinement vrai et que nous avons une activité de connaissance et que nous avons une réalité de connaissance. Ainsi, il y a, déjà dans la connaissance, une autonomie, un autodynamisme et presque une autocréation ou plutôt une autorecréation dans le cas de chaque homme. Mais il y a bien plus : dans la lettre même des textes saints, tout comme dans la croyance du sens commun empirique, l’idée autonome de chacun dirige chaque acte. L’autonomie s'étend à l’action ; et il faut dire avec le P. Laberthonnière, p. 99-100 : « Nous avons une autonomie dont la profondeur et l'étendue doivent lour à tour nous jeter dans L’effroi et le ravissement. Elle ne consiste pas seulement en ce que nous disposons de notre esprit et de nos idées Elle consiste en ce que nous disposons de notre être même, et par notre être de toute réalité à laquelle il est lié… »

Le réalisme chrétien brise l’unité du monde où tout le mouvement, selon l’ancien paganisme, partait du premier moteur et descendait de sphère en sphère ; les natures spécifiques régissaient les individus comme les astres ailiers régissaient les mouvements physiques de l’univers, le tout à partir du ciel. La contingence même, dans l’aristotélisme, paraît un renforcement de la nécessité, si tout événement particulier en apparence sans cause est en réalité un noeud, une rencontre, un concours, une superposition de causalités diverses. La contingence, la liberté, l’autonomie morale deviennent au contraire les apanages de cette multitude de premiers moteurs de leur moralité que constituent, selon le christianisme, les hommes créés chacun à part. Bref, au lieu du monisme, de la rigidité des lois rationnelles ou spécifiques, le christianisme met en évidence que le monde est fait d’une multitude de cas particuliers, simplement plus ou moins semblables. C’est un pluralisme, et l’action y apparaît, chez Dieu comme chez l’homme, affaire d’intention et pour ainsi dire de morale. Le P. Laberthonnière est fondé à dire, p. 101 : « D’après la philosophie grecque tout se faisait d’une part fatalement et d’autre part logiquement. D’après la doctrine chrétienne au contraire tout se fait librement et moralement. » Certes, c’est nuire à une thèse que de l’exposer sans lui apporter les atténuations nécessaires. Mais il demeurera toujours ceci : tandis que les systèmes grecs sont des scientismes qui insistent relativement peu sur les distinctions d’essence et d’existences, au fond du système chrétien on décèle la fameuse distinction entre l’essence abstraite et les existences réalisées. Cette distinction pourra être rendue plus profonde par les thomistes en chaque être individuel doué d’essence et d’existence. Mais, sous sa forme la plus simple, la plus grossière et absolument indispensable à litre de minimum, la distinction d’essence abstraite et d’existence concrète suffirait déjà, impliquant le créationisme, à impliquer tout le réalisme pluraliste. En tout ceci, encore une fois, il ne convient pas d’opposer brutalement l’hellénisme et le christianisme. On a fait remarquer, au contraire, et de plus en plus souvent en ces dernières années, que la spéculation grecque préparait le christianisme. Tout un vocabulaire commun sur le Verbe ou la Sagesse ne va pas sans quelques idées quelque peu parallèles. Ce qui est vrai, c’est que le christianisme transmuait ces idées à la lumière de son réalisme : réalisme pour sa théodicée, réalisme pour sa philosophie de l’homme, réalisme pour sa conception de la nature.

Seulement le réalisme de l'Église resta, surtout pendant les siècles de barbarie, une philosophie implicite. Saint Augustin eut à peine le temps, à partir de Plotin, d’inaugurer une grande philosophie chrétienne. Déjà les barbares assiégeaient Ilippone ; et ils eurent raison du monde de culture raffinée qui était nécessaire à la mise au point d’une philosophie. Réduite à la barbarie germanique pour plusieurs siècles, l’Europe chrétienne subit une dépression sensible jusque dans la valeur même de son christianisme. Il fallait vivre d’une manière précaire, prirnum viuere, deinde philosophari. La renaissance carolingienne, encore qu’elle s’accompagnât des spéculations de Jean Scot Erigène, fut plus littéraire que philosophique. Il fallut attendre deux siècles pour qu’on eût les loisirs de se passionner à propos du problème du réalisme.

11. Le problème du réalisme chrétien et la solution d’Abélard. — Si l’on veut comprendre quoi que ce soil au problème médiéval du réalisme et du nominalisme, il y a un ouvrage auquel il faut toujours revenir parce qu’il groupe les textes essentiels avec un commentaire pertinent : Fragments philosophiques pour servir à l’histoire de la philosophie. Philosophie du Moyen Age, par Victor Cousin (5e éd., 1865). Il est exact