Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 13.2.djvu/213

Cette page n’a pas encore été corrigée
1839
1840
RÉALISME. LES P IIILOSOP HIES GRECQUES


Ce rouage engrène sur les autres, mais il a son rôle propre. Le P. Laberthonnière, p. 40, a parfaitement le droit de la dire : « La Bible est essentiellement une explication ; elle exprime une conception de la vie et du monde » ; et il suint de préciser combien cette conception du monde loin d'être idéaliste et abstraite à la manière platonicienne, est réaliste et concrète. Parce qu’elle est une histoire, en s’occupant de religion, la Bible est beaucoup plus qu’une histoire. Elle est un i enseignement métaphysique et moral que le récit porte avec lui ».

Bien entendu, un enseignement porté par le récit peut toujours se reprendre, se préciser, se prolonger tant dans ses parties spécifiquement religieuses que dans ses présupposés plus simplement métaphysiques. Ces deux aspects religieux et métaphysique y restent d’ailleurs non seulement parallèles mais solidaires ; et ceux qui, après les Pères de l'Église, simples docteurs ou théologiens ont commenté les enseignements de la Révélation ont été du même coup — Augustin, Thomas ou Scot — des philosophes, des moralistes. Il fallait plus nécessairement encore que ces philosophes et moralistes fussent des réalistes, même lorsqu’ils ont, comme Occam, trahi ce réalisme à force d'être des réalistes. Tant il est vrai que le fait de la philosophie chrétienne, étudié en ces dernières années par MM. É. Bréhicr, Mari tain, Blondel, etc., n’est pas celui d’une parenthèse Ihéologique dans le développement philosophique des idées, mais celui de l’intrusion d’un système de philosophie concrète et réaliste parmi d’autres systèmes issus de la spéculation grecque, et où le réalisme, le sens du concret, pour être représentés diversement et honorablement, n’en étaient pas moins laissés au second plan. Ce qui comptait, même pour Aristote, c'était l’explication globale métaphysique du monde physique. On a parfois remarqué, et la remarque vaut, que pour les Grecs une seule finalité générale semble étendre son fatum à tout l’univers, tandis que, pour les chrétiens, les finalités impliquées dans l’univers se morcellent avec le pullulement des destinées personnelles diverses. La diversité des choses devient comme un corollaire du créationisme chrétien et juif. La Bible suppose qu’il y a un Dieu, des hommes distincts et libres, des choses, des animaux, toutes sortes de réalités absolues créées par Dieu.

Certes, on peut, dans une sorte d'éclectisme chrétien, ne plus prendre la Bible à la lettre. Cette attitude plus fantaisiste encore que critique, ne sera pas celle des catholiques à qui l'Église indique l’absolue inerrance biblique. Il est vrai que, dans le cas où l’on ne prend plus comme argent comptant les dires de la Bible, alors c’est le réalisme chrétien lui-même, avec toutes ses nuances, avec toutes ses richesses, qui s’estompe. Or, il s’estompe dans la proportion même dont on se sera éloigné et de la let Ire cl, au fond, de l’esprit. En tous temps, la Bible et le christianisme ont trouvé des interprètes larges jusqu'à l’inii élite. Spinoza « faisait de la religion, avec les dogmes et les préceptes qu’elle enseigne comme révélés, un équivalent pratique de la vérité pour les simples qui ne sont pas en état de la penser par eux-mêmes et à qui l’autorité tiendrait lieu de raison ». Au xv siècle, Edouard Le Roy suggérait encore que les dogmes sont moins des vérités objectives que des stimulants de l’activité morale, tout se passant comme s’ils étaient vrais encore qu’ils ne soient guère vrais : « il y a toujours en des tendances, continue avec lucidité le I'. Laberthonnière, p. 44, plus ou moins avouées à traduire de cette façon toute la Bible en symboles. Mais la Bible ne s’y prête pas, parce qu’elle est, en elle-même et directement, une doctrine ; el en lui appliquant ce procédé on n’aboutit qu'à la contredire. » Bien des modernistes, qui dans la Bible en prennent et en laissent, montrent

tout simplement, du même coup que leur philosophie, n'étant plus assez strictement réaliste, ne peut plus supporter la lettre du texte. Par contre, il est vrai, d’autres penseurs pourront théoriquement être réalistes et pourtant modernistes ; mais il n’y a pas de contradiction entre le modernisme par manque de réalisme et le modernisme sans manque de réalisme, parce que le réalisme, à lui tout seul, ne constitue pas la condition suffisante de l’orthodoxie religieuse. Il reste qu’il en est une condition nécessaire, et il en est une condition nécessaire d’abord puisqu’il en est, si l’on peut accoler ces deux termes, une « condition biblique ».

Dans la doctrine chrétienne dont la Bible est le premier livre, ce sont les « faits eux-mêmes » qui » deviennent doctrinaux ». Il ne s’agit pas de faits simplement matériels. Certes il s’agit d’abord de faits qui ont une teneur matérielle. Mais ils sont reliés par des réalités spirituelles, groupés en manifestations d’esprits. « Le sensible et le matériel, objets de constatations empiriques, ne sont que le dehors des faits. Les faits ont aussi un dedans. Et c’est par le dedans qu’ils ont une unité, un sens et une vraie réalité : car par le dehors ils se dissolvent en une multiplicité infinie qui, réduite à elle toute seule, serait insaisissable » (Laberthonnière, p. 48). Bref, tandis que le platonisme conviait à abstraire des multitudes de phénomènes semblables l’idée fixe de l’espèce, le christianisme convie à deviner, à admettre, derrière des multitudes de phénomènes, des subsistances : des personnes, des anges, des hommes, un Dieu. C’est un personnalisme. Si c’est un spiritualisme, ce n’est pas parce que l’esprit y remplace la matière au point de la supprimer, mais au contraire parce que l’esprit la crée ou l’utilise, s’y compromet ou la dépasse. La philosophie chrétienne est une philosophie des vies, des psychologies, des intentions qui guident les actes. Lorsque saint Thomas d’Aquin utilisera non seulement la terminologie aristotélicienne (d’ailleurs classique en son temps), mais des thèses même d' Aristote, on verra que, pour transposer l’aristotélicisme (pourtant beaucoup plus réaliste que le platonisme) en christianisme réaliste, il fera équivaloir les formes substantielles (qui en fait sont encore des idées dans la philosophie grecque) à des personnes, à des individus. Il multiplie l’espèce humaine en individus. Ces personnages qui sont singuliers accomplissent des actes qui ne sont pas moins singuliers. Ainsi la philosophie, avec le christianisme, quitte les abstractions nuageuses pour venir s'établir sur la terre ferme, dans le concret, in médias res. « Des actes sont quelque chose de positif, de concret…, note le P. Laberthonnière, p. 47. Et à ce titre ils n’ont rien de commun avec l’universel des concepts logiques en qui s’unifie abstraitement le multiple de l’expérience. L’unification par interprétation qui ramène une diversité extrême à l’unité intérieure d’un acte est donc toute différente de l’unification par abstraction. Dans un cas la réalité donnée est subsumée à un concept qui n’est qu’une entité logique, tandis que dans l’autre cas elle est subsumée à une intention qui est concrète et réelle comme elle. » Une même intention, dans la conduite d’un homme, explique divers actes dont les dehors paraissaient dissemblables, mais qu’elle unifie, tout en restant concrète et singulière. Sur ces bases de l’intentionalité humaine tout un bouleversement, retournement et remembrement de la métaphysique s’institue. Au lieu d'être, en tout et pour tout, le chapitre le plus général îles sciences physiques, la métaphysique, pour sa meilleure part, devient une discipline privilégiée qui perce les mystères des esp.iis. L’essentiel de la métaphysique appliquée à l’action humaine est en effet le discernement des esprits, Tinter prétalion des intentions. Toute intention étant un fac-