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RATIONALISME. LES DERNIERS PHILOSOPHES


uité. Il est vrai que, mettant le but de la vie en dehors de la vie, il semble peu s’adapter à l'État, mais les chrétiens ne sont pas si absolument chrétiens qu’ils ne puissent être de vrais citoyens. Quant à son Credo complet, il le donne à la suite de V Emile, 1762, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, complétée par sa Lettre à Christophe de Beaumonl, 1763, et ses Lettres écrites de la montagne, 1764, où il répond aux condamnations qu’ont faites de V Emile, l’archevêque de Paris et les pasteurs de Genève. La vraie lumière religieuse, celle qui ne trompe pas, ce n’est pas la raison qui ne vient qu’en second lieu et au nom de laquelle des philosophes ont pu nier Dieu, c’est le sentiment, c’est le cœur, c’est la conscience, « instinct divin ». Rousseau acceptera « pour évidentes toutes les idées auxquelles, dans la sincérité de son cœur, il ne pourrait refuser son consentement et pour vraies toutes celles qui lui paraîtraient avoir une liaison nécessaire avec ces premières ». Il laissera « toutes les autres dans l’incertitude, sans se tourmenter à les éclairer, quand elles ne mènent à rien d’utile dans la pratique ». Sûr ainsi de Dieu, sans s’inquiéter de le connaître davantage, et de l'âme, pour laquelle il admet l’immortalité, les récompenses mais pas l’enfer, suivant dans sa vie morale les commandements de sa conscience, écho de la volonté divine, Rousseau juge que toute autre révélation est superflue, impossible à prouver. Dans cette religion idéale peut rentrer le christianisme, un certain christianisme. Non pas le catholicisme, qui ne se prouve ni parles faits extérieurs, ni parles prophéties, toujours difficiles à interpréter et dont on ne saurait assurer la force probante, ni par les miracles, difliciles à discerner

— il y a dans les choses tant de forces inconnues ! — et sans véritable force démonstrative, ni par ses dogmes, qui, ne pouvant être conçus, ne peuvent être crus. Les mêmes raisons valent contre le protestantisme orthodoxe. Reste le christianisme qui, ayant rejeté tout l’irrationnel de la révélation, parle au cœur : « La sainteté de l'Évangile est un argument qui parle à mon cœur. » Le christianisme « a sa véritable certitude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine et dans la sublimité toute divine de celui qui en fut l’auteur ». Dans l'Évangile, « je reconnais l’esprit divin, cela est immédiat autant qu’il peut l'être ; il n’y a point d’hommes entre cette preuve et moi ». Quoi qu’il paraisse, ce rationalisme pragmatiste et sentimental fut plus funeste finalement à l’orthodoxie que le rationalisme brutal de Voltaire et de d’Holbach. Cf. Correspondance, générale de J.-J. Rousseau, publiée, commentée et annotée par T. Dufour, 1924-1935, 20 in-8° ; P. M. Masson, La religion de J.-J. Rousseau, Fribourg-Paris, 3 vol., 1914, et la bibliographie, t. iii, p. 401 sq. ; A. Schinz, La pensée religieuse de Rousseau et ses récents interprètes, Paris, 1927 ; La pensée de J.-J. Rousseau, Paris, 1929 ; Metzger, Marie Huber, sa vie, ses œuvres, sa théologie, Genève, 1887, in-8°.

Sur le rationalisme au xviirsiècle, voir LanJfrey, L'Église ri les philosophes, 1857 ; Damiron, Mémoires pour servir (i l’histoire de lu philosophie au XVIIIsiècle, 1857-1862, : i vol. ; Bami, Histoire îles idées morules ri politiques en France an XViih siècle, 1865-1867, 2 vol. ; Les moralistes français au XVIIIsiècle, 1 873 ; Bersot, Éludes sur le XVIII » siècle, L855 ; Portails, "' l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique iturant te XVIII' *iècle, Paris, 1820 ; Desnoireterres, Voltaireetla société du XVIII siècle, L867-1876, 8 vol ; Aubertin, L’esprit public au XVIII siècle, 8' relit.. LS7 : i ; Roustan, Les philosophes ri la société française au XVIIIe siècle, 1906 ; Pellisson, Les hommes de lettres au XVIIIe siècle, 1911, in 12 ; Féret, La faculté de théologie de Paris, t. vi, 1909 ; A. Monod, op. cit., I). Mornet, op. ctt.

4° Troisième période : De 1780 à 1815. Les derniers philosophes et l’apparition de l’Allemagne. Transition.

— 1. En France. — Les protagonistes de la philosophie

vont quitter la scène : Voltaire en 1778, non sans avoir reproduit une fois de plus ses critiques habituelles contre l’Ancien Testament dans sa Bible enfin expliquée, 1776 ; mais l'édition de Kehl de ses Œuvres complètes, 1783-1790, va prolonger son influence. En 1783, c’est d’AIembert qui, devenu le chef du parti, en publie hautement les idées dans ses Éloges. En 1784, c’est Diderot qui donne comme préface à une traduction de Sénèque, faite par d’Holbach et Naigeon, un Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron, 1778, où il reprend l’idée de la relativité de la morale, exalte la morale de Sénèque, attaque les prêtres qui vendent le mensonge, se félicite des progrès de la philosophie qui a empêché les peuples de tomber plus bas dans la superstition et leur a enfin appris ce que c’est que la vertu. En 1789, ce sera le tour de d’Holbach. Avant sa mort, deux ouvrages impies paraissent encore à Paris : Le Nazaréen ou le christianisme des Juifs, des Gentils et des Mahométans, traduit de l’Anglais Toland ; les Lettres philosophiques sur saint Paul, sur sa doctrine politique, morale et religieuse, et plusieurs points de la religion chrétienne, considérée politiquement. Ceux de leurs disciples qui leur survivent ou les remplacent n’ont pas la même valeur. Marmontel (1723-1799), La Harpe (1739-1803), Delisle de Sales (1743-1816), qui, dans sa Philosophie de la nature ou traité de morale pour te genre humain tiré de la philosophie, laquelle a cinq éditions au moins de 1770 à 1789, déclare une fois de plus la guerre à la « superstition » et au « fanatisme » ; Raynal (1713-1796), dont V Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Indes, 1772, est avant tout une histoire « des crimes » du « fanatisme et de la superstition », un éloge de la tolérance et de « l’humanité » et que Morellet résume ainsi : « La morale chrétienne est… barbare, puisqu’elle met les plaisirs qui font supporter la vie au rang des plus grands forfaits ; abjecte, puisqu’elle impose l’obligation… de l’humiliation ; extravagante, puisqu’elle menace des mêmes supplices les faiblesses de l’amour et les forfaits les plus atroces ; superstitieuse… intéressée'. » I lernardin de Saint-Pierre (1737-1814) est bien un disciple de Rousseau ; il est plus près néanmoins que son maître du catholicisme.

.Mais de graves événements surviennent : la Révolution. En août 1789, la Déclaration des droits proclame les libertés des cultes, de la presse, l'égalité de tous, quelle que soit leur religion, devant la loi. Puis la Révolution met en action le philosophisme du xviiie siècle. C’est la déchristianisation, le culte de la Raison, dont la fête inaugurale se célèbre à Paris le 20 brumaire an II (10 novembre 1793). L’Encyclopédie triomphe. Vient ensuite le triomphe de Rousseau, avec le culte de l'Être suprême, la loi du 18 floréal an II (7 mai 1794) et la fête du 20 prairial suivant (8 juin). Après le 9 thermidor, s’installe le régime de la séparation de l'État et des Églises, suivant la formule convenue, autrement dit de la laïcisation de l'État. Mais alors, en face du catholicisme qui cherche à revivre, l'État cherche à créer le culte laïque de la patrie dans le cadre du calendrier révolutionnaire : ce fut le culte décadaire. Cf. Constitution de l’an III, art. 301. Au début de 1797, apparaît le culte des théophilanthropes, établi par des citoyens, mais bientôt adopté par l'État. C'était la religion naturelle en pratique.

Tout cela disparut avec le Concordat, devenu la loi du 18 germinal an X (H avril 1802). De 1800 à 1815, Ronald (1754-1810), Joseph de Maistrc (1753-1821), après Chateaubriand (1768-1848) qui s’efforcent de rendre à la France une pensée chrétienne, se heurtent aux « idéologues », héritiers du sensualisme de Condillac et de la pensée du xviiie siècle, ceux-ci maintiennent les traditions des philosophes. Ils régneront à