Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 13.2.djvu/172

Cette page n’a pas encore été corrigée
1757
1758
RATIONALISME. ROUSSEAU


auparavant circulé manuscrites et dont l’esprit était le même : l’Esprit du clergé, les Prêtres démasqués, l’Imposture sacerdotale, les Doutes sur la religion, le Militaire philosophe, les Lettres à Eugénie, les Opinions des anciens Juifs, l’Examen des prophéties, l’Enfer détruit, le Catéchumène, Réflexions impartiales sur l’Évangile, la Contagion sacrée ou histoire naturelle de la superstition, d’Holbach préparait et publiait son » fameux Système de la nature, < lois du monde physique et du monde moral », dit le sous-titre, 1770, 2 vol. in-8°, dont l’apparition fut un scandale sans précédent. « C’est l’exposé le plus complet qu’on eût vu jusqu’alors du matérialisme et de l’athéisme. Il n’y a dans le monde que la matière douée de la faculté de sentir. Ni âme, ni liberté. L’ordre des choses est non pas l’effet d’un plan divin, mais une disposition rigoureusement nécessaire de la matière dans ses parties. Dieu est donc inutile et la religion naturelle sans objet et toutes les religions manquent ainsi de leur base. Or, dans l’humanité ainsi dégagée des religions, naît une morale sociale toute naturelle. L’homme agit par amour du plaisir ; son voisin aussi mais différemment. L’un par l’autre leur plaisir grandit. Toute une morale — qui consistera à vouloir le bien d’autrui — peut s’édifier sur ce fait, contraignante au même degré que la morale religieuse, pourvu que « les puissances de la terre lui prêtent le secours des récompenses et des peines dont elles sont dépositaires ». En 1772, sous ce titre, Le bon sens ouïes lumières naturelles opposées aux lumières surnaturelles, d’Holbach vulgarisait, en les accentuant encore, les idées maîtresses de son livre ; en 1773, sous cet autre titre, Le système social, ou Principes naturels de la morale et de la politique avec un examen de l’influence du gouvernement sur les mœurs, il prêchait le droit au bonheur et enseignait que les devoirs ne sont que des moyens de satisfaire plus complètement notre sensibilité physique.

Pendant que Grimm (1723-1807), dans sa Correspondance, 1754-1790, traduisait pour l’Europe, les idées « du corps des philosophes », à Paris, des salons leur permettaient de s’entendre et servaient à leur propagande. Fontenelle, Diderot, d’Alembert, Raynal, Morellet, Boulanger, Saint-Lambert, Galiani se rencontraient dans les salons de Mme Geofîrin, de Mme du Deffand qui ne croit à rien, de Mlle de Lespinasse qui est celui de d’Alembert, d’Helvétius et de d’Holbach, de Mme Necker qui, elle, est très chrétienne. Surtout, l’Académie est leur domaine ; ils y exposent leurs théories ; ils n’entendent pas y être attaqués et ils le prouvent bien à Le Franc de Pompignan. Cf. Brune !, Les philosophes et l’Académie française au xviii’siècle, in-8°, 1884.

4. Rousseau. Le protestantisme rationaliste et pieux. — A part est JeanJacques Rousseau (1712-1758). Né calviniste et de Genève, converti à seize ans au catho klicisme, mais au catholicisme de Mme de Warens, piétiste convertie, qui a séparé la piété de la morale et qui garde quelque chose du libre examen, autodidacte, il arrive à Paris en 1741, se lie avec les philosophes, plus particulièrement avec Diderot, 1745, qui le détache de « l’abominable » croyance, mais non » totalement du christianisme. En 1754, à Genève, il abjurera son catholicisme et recouvrera ses droits de citoyen, autrement dit, son caractère de calviniste. Il n’aura pas accepté cependant tout le Credo genevois : il aura pris la position de chrétien libéral ou, si l’on veut, rationaliste. Dans le Discours sur les sciences et les arts, 1750, et le Discours sur l’origine de l’inégalité, 1755, il condamne ce dogme du progrès, au nom duquel les philosophes ont déclaré la guerre à la religion, mais en même temps, il formule ce principe dont il s’inspirera toute sa vie : l’homme est naturellement bon. En d’autres termes l’homme primitif, tel qu’il

est sorti des mains du Créateur, était fait pour vivTe sans souci, sans cupidité, sans haine, ne soupçonnant pas le mal ; la société — c’est-à-dire le progrès, les livres, la philosophie — a rendu cet homme impossible et a dépravé le type humain. C’est la négation du péché originel, tel du moins que l’entendaient les calvinistes de Genève. En 1756, dans sa Lettre sur la Providence, répondant au Poème sur le désastre de Lisbonne, il affirmera Dieu, la providence, la vie future. En 1758, dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, en sa réponse à son article Genève dans l’Encyclopédie qui louait les successeurs de Calvin de leurs tendances sociniennes, mais les blâmait de ne pas ouvrir leur ville au théâtre, s’il proteste contre l’idée d’introduire à Genève cet élément de perversion civilisée qu’est le théâtre, s’il affirme, pensant peut-être à l’Esprit qui vient de paraître : « On ne peut être vertueux sans religion », Préface, du moins il ne s’élève point contre le socinianisme, c’est-à-dire, contre la négation de la divinité de Jésus-Christ : son christianisme sera sans dogmes.

A côté du socinianisme, une autre forme de rationalisme s’est infiltrée, en effet, dans le protestantisme : le rationalisme pieux, le piétisme. Né en Souabe, à la fin du xviie siècle, sous l’impulsion de l’Alsacien Spener (1635-1705), ce rationalisme, faisant bon marché du dogme, identifiait la religion avec la piété intérieure, individuelle par conséquent. Il avait gagné en Suisse, liàlc, Zurich, Berne, la Suisse romande. Cf. Ritter, Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, IIe série, t. iii, Magny et le piéiisme romand. Certes Rousseau a une religion personnelle, mais il rentre bien dans la catégorie de ces rationalismes pieux, à côté de Béat de Murait, l’auteur de l’Instinct divin recommandé aux hommes, 1727, et surtout de Marie Huber (1695-1753), qui distingue la religion chrétienne de ses formes confessionnelles, l’assimile à la religion naturelle, non pas telle que la constitue la raison, mais telle que l’accepte l’assentiment de notre conscience, d’après la nature et nos affirmations intéiieurcs et ainsi religion avant tout pratique. Lettre sur la religion naturelle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’accessoire, Amsterdam, 1738, in-12 ; édit. plus complète, Londres, 1739, 2 vol. in-8°, et édit. définitive avec Supplément et Lettres posthumes, Londres, 1756, 4 vol. in-8° et 6 vol. in-12. C’est la formule, personnelle à Rousseau, de ce christianisme que donnera la Profession de foi du vicaire savoyard.

Une première idée de cette profession de foi est donnée dans la Nouvelle Héloïse, 1761. Julie mourante, « raisonnable et sainte », dit qu’au jour de son mariage elle a rejeté sa religion positive (le calvinisme orthodoxe genevois), ses dogmes et ses pratiques, pour s’en tenir à la religion que lui dicte sa raison guidée par son cœur. Elle a lu la Bible, mais elle l’a interpiétée avec sa raison et son cœur. Elle croit à l’immortalité, mais elle meurt sans crainte, non pour les promesses que lui fait le pasteur, mais parce qu’elle a le sentiment d’une bonté divine qui ne peut guère damner. Ainsi, elle n’accepte pas le protestantisme dogmatiste officiel. Chemin faisant, Rousseau avait porté son jugement sur le catholicisme qu’il juge vénal, chargé de croyances et de règles inutiles. Dans le Contrat social, 1762, organisant la société, c’est la même note. Contre Bayle et ses disciples, il affirme : Un État doit avoir une religion pour maintenir l’État dans la justice et les citoyens dans l’obéissance. Cette religion ne saurait en aucun cas être le catholicisme, qui donne aux citoyens deux souverains, deux lois, brise l’unité sociale et l’accord de l’homme avec lui-même et met en scène un clergé ambitieux. Le théisme évangélique conviendrait mieux, puisqu’il n’oppose aucun souverain, aucune loi, au souverain, à la loi de l’État ; il créerait une vraie frater-