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RATIONALISME. LA FRANCE DU XVfe SIÈCLE


forces occultes ; que l’homme, loin d'être diminué par un péché originel, se suffit à lui-même et peut, par luimême, se fixer une règle morale élevée ; telles sont » les leçons que les penseurs italiens (chacun avec la nuance originale de son génie, directement ou par des intermédiaires) ont semées d’un geste hardi et dont les libertins les plus sérieux firent leur bagage intellectuel ». Charbonnel, loc. cit., p. 715-716.

2. La France.

a) Bodin. — Quoiqu’il y eût des aclirisles assez nombreux, à Lyon par exemple, cf. Busson, loc. cit., p. 539 et 540 et n. 2, un seul écrivain est nettement tel, Jean Bodin (1530-1596). Cet excarme, relevé de ses vœux pour les avoir prononcés avant l'âge canonique, ce juriste qui devait publier un traité De la République, Paris, 1577, où il s’efforce de montrer contre Machiavel que l’homme politique reste soumis au droit naturel (cf. R. Chauviré, Jean Bodin, auteur de la « République », Paris, 1914 ; L. Feist, Weltbild und Staatsidee bei Jean Bodin, Halle, 1930 ; J. Moreau-Reibel, Jean Bodin et le droit public comparé dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire, Paris, 1933), qui écrivit une Démonomanie des sorciers, 1582, où il a toute la crédulité de son époque, un Universæ naturæ theatrum, 1596, a écrit également un Colloquium heplaplomeres de abdilis rerum sublimium arcanis, où il attaque la divinité de Jésus-Christ. Marguerite de Navarre (1492-1549), avait professé le platonisme mystique, Postel, un platonisme rationnel : il avait voulu réaliser l’unité religieuse de la terre, De orbis terræ concordia, 1542, en montrant que toutes les vérités enseignées par le christianisme, y compris les mystères, se démontrent rationnellement. Bodin a repris l’idée de Postel, mais en la dépassant. S’il veut réaliser l’unité religieuse des esprits, c’est dans la religion purement naturelle. Distinguant la raison de la foi, il établit que les vérités de la foi ne sauraient avoir aucune autorité fondée. Il soumet à une âpre critique les religions positives, judaïsme, islamisme mais surtout le christianisme et, dans le christianisme, la divinité de Jésus-Christ. Sa critique est moderne : il attaque la valeur historique des Évangiles, nie la valeur probante des miracles et des prophéties ; il conteste que la vie et « la mort de Jésus soient d’un Dieu » et que même le Christ ait eu conscience de sa divinité. Mais il affirme Dieu, les anges et les démons, la création et la providence, ainsi que l’immortalité de l'âme, toute la religion naturelle. « Sous une forme diffuse et savante, dit H. Busson, qui consacre à Bodin le chapitre xvii de son livre, l' Heplaplomeres est la somme de la théologie libertine de la Renaissance. » P. 565. L' Heplaplomeres cependant ne fut publié pour la première fois qu’en 1841, à Berlin, par Guhrauer ; en 1914, R. Chauviré en a publié des extraits en français, Colloque de Jean Bodin. Des secrets cachez des choses sublimes, Paris. Le livre circula cependant manuscrit, assez pour que Bodin eût au xviie siècle la réputation d’un achriste. Cf. A. Garosci, Jean Bodin ; polilicae diretlo nel rinascimento francese, Milan, 1934.

b) Montaigne. — Si V Heplaplomeres est surtout un témoin, les Essais de Montaigne sont « un livre dont les libertins ont fait pendant deux siècles leur bréviaire et qui n’a pas cessé d'être encore aujourd’hui le meilleur instrument que la littérature de notre pays nous présente pour former des esprits libres », c’est-à-dire incroyants. G. Lanson, Les essais de Montaigne, Paris, s. d. (1930). Catholique de pratique — et de volonté, quoi qu’en aient dit le D r Armaingaud et A. Gide, Essai sur Montaigne, Paris, 1929 — il a écrit un livre « incroyant ». Lanson, ibid., p. 264. Il est loin de s’attaquer à quelque dogme, mais séparant, lui aussi, la foi en dehors de laquelle il n’y a point de certitude, de la raison, qui ne peut nous en donner aucune, il livre la foi sans défense aux attaques de l’incrédulité. D’un

DICT. DE T1IF.OI.. CATHOL.

côté, il sépare également la religion de la vie ; c’est d’une sagesse tout humaine, de bonne qualité humaine, ne se rattachant précisément à aucune école philosophique, qu’il fait la source profonde des pensées et des actes. S’il est sceptique en théorie sur la valeur de la raison, il ne l’est pas sur la valeur de la raison pratique ; il ne pense guère au péché originel. L’homme, en suivant simplement sa nature raisonnable, peut réaliser un idéal d’honnêteté, qui n’aura peut-être rien de transcendant mais qui lui assurera la vraie récompense de toute vie, les joies de la conscience. Cf. J. Plattard, Montaigne et son temps, Paris, s. d. (1933) ; M. Villey, Montaigne devant la postérité, Paris, 1935.

c) Charron. — Les mêmes leçons se dégagent de l'œuvre de Pierre Charron (1541-1603). Ce chanoine, qui copie Montaigne, Juste Lipse, du Vair, cet apologiste du catholicisme (cf. Les trois vérités, 1593), sépare la religion de la morale dans son livre intitulé Sagesse, 1601 : il donne comme base à l'éthique la nature humaine ; la morale est la perfection de l’homme comme homme. C’est donc la sécularisation de la morale. Cf. Dcdieu, Les origines de la morale indépendante, dans Revue pratique d’apologétique, juin-juillet 1909. Dans ce même livre, il met également bien au-dessus des religions positives, à l’exception de la chrétienne, — mais les lecteurs prendront-ils l’exception au sérieux ? — la religion naturelle, celle « de l’homme comme homme ». Heureusement, ayant professé dans les Trois vérités, dans ses Discours chrétiens, 1601, et surtout dans Sagesse, un certain agnosticisme, concernant la nature divine et l’immortalité de L'âme, encore que parlai ! eût nuià la foi en lui refusant l’appui de la raison, il conclut, plus ou moins logiquement, qu'étant donné la misère de la raison, il faut s’en tenir à la vieille doctrine de l'Église. Malgré cela son œuvre porta ses fruits naturels et Garasse la déclarera « traîtresse, brutale, cynique, athéiste, libertine ». Voir ici, t. xii, col. 1906-1916.

Note sur « les Trois Imposteurs ». — Au xine siècle, en face du conte des Trois anneaux qui, rapprochant les trois religions monothéistes : christianisme, judaïsme, islamisme et attribuant à chacune une origine divine, conclut à la tolérance, on parle du blasphème des Trois Imposteurs : Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, auraient sciemment trompé le peuple en se donnant dans une mesure inégale mais également fausse comme les messagers de Dieu. L’on parla d’abord, d’un propos, puis d’un livre, attribué successivement aux personnages suivants : Avcrroës, Frédéric II de I lohenstaufen ou son secrétaire Pierre des Vignes, Simon de Tournai, Arnauld de Villeneuve, Symphorien Champier, Pomponace, Cardan, Bernardino Ochino, Herman Ryswick, Boccace, le Pogge, Pierre Arétin, Machiavel, Rabelais, Érasme, Dolet, Guillaume Postel, Campanella, Muret, Bruno, Yanini, Hobbes, Spinoza…

Si l’on en croit Lange, Histoire du matérialisme, trad. Pominerol, 1877, t. i, p. 471, n. 22, le propos aurait été inventé et répandu à dessein « pour faire délester les libres-penseurs » et aurait mis « une arme terrible entre les mains des mendiants ». Il est difficile cependant de nier que, dès le xiiie siècle, le propos eût été tenu. Grégoire IX l’attribue formellement à Frédéric II : « Quod ille rex pestilenlise dixit : A tribus impostoribus, scilicel Jesu Christo, Moyse et Mahomete, lolum mundum fuisse deceplum. Ad Mogunt. archiep., anno 1239, dans Huillard-Bréholles, Hisloria diplomalica Friderici secundi, t. v, p. 336. Frédéric II aurait pris le mot de Simon de Tournay, théologien qui, par virtuosité de dialecticien, aurait avancé que Jésus était un. imposteur, afin d’avoir à ruiner cette affirmation. Cf. A. Rambaud, L’empereur Frédéric II, dans Revue des Deux-Mondes, 1887, t. iv, p. 4 45. L’empereur se

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