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RATIONALISME. LA PÉNÉTRATION EN FRANCE


qui subit avec l’influence de Padoue celle de Nicolas de Gusa, ce qui existe forme un tout, oiï le principe d’unité est l’Ame universelle. L’univers s’explique en effet par ces trois principes, l’espace, la matière, principe passif, l’Ame universelle, principe actif on céleste, dont les âmes ou formes immatérielles des êtres sont des fonctions. Cette Ame universelle s’assimile-t-elle avec Dieu ? Cardan ne le dit pas ; mais il a rendu Dieu inutile. Sur l'âme humaine, il varie : il accepte d’abord la doctrine d’Averroés, puis, dans le De consolalione, t. V, l’immortalité personnelle ; enfin dans le Theonoston, une solution conciliatrice : l'âme universelle s’individualise en chacun. Au reste la croyance à l’immortalité personnelle n’est nullement nécessaire, l’homme peut arriver sans elle à la valeur morale. Cardan croit à l’astrologie et à la magie, au profit de laquelle Agrippa de Nettesheim (1487-1535), dans son De incertitudine et uanitate scientiarum, Cologne, 1527, avait tenté de montrer le néant du savoir humain. L’influence des astres explique même les religions ; elle justifie les sciences occultes et les arts magiques et donne au miracle des explications naturelles. Il faut se garder toutefois d'ébranler la religion du peuple : si l’homme cultivé a droit à la pleine indépendance de sa pensée, la foule doit être maintenue dans l’obéissance, par conséquent dans la religion.

La réaction plus particulière de la France.

En

France cependant la poussée rationaliste n’aura pas pour point de départ unique Arislote et ses commentateurs padouans ; née du mouvement général des esprits et de la Renaissance, elle y devancera même leur influence : le De incanlalionibus de Pomponazzi n’est publié qu’en 1556 et Dolet.bien avant cette date, attaque le miracle. Les Padouans donneront au rationalisme français plus de consistance, préciseront les points à discuter et la façon de poser la discussion. Cf. Imbart de La Tour, loc. cit., c. v, et vi. Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux seront les principaux centres de ce mouvement. Briand Vallée, Antoine Govéan, JulesCésar Scaliger seront de purs déistes. Mais trois noms dominent ici : Rabelais, Bonaventure des Périers, Dolet.

1. Rabelais.

Le plus populaire est François Rabelais (14947-1554) passé de l’ordre de Saint-François, cf. Gilson, Rabelais franciscain, dans Revue d’histoire franciscaine, 1924, n° 3, à l’ordre de Saint-Benoît, puis moine en rupture de vœux, étudiant la médecine à Montpellier, 1530, l’exerçant à Lyon, 1532-1533, accompagnant à Rome le cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris, en 1531, puis en 1535-1530, où il se fait relever des censures encourues et même de ses vœux religieux, reprenant l'étude et l’exercice de la médecine, séjournant à Rome une troisième fois de 1548 à 1550, nommé en 1551 par du Bellay aux cures de Saint-Martin de Meudon et de Saint-Christophe-deJambet dans la Sarthe, qu’il n’administra jamais et dont il démissionna en 1553, mort en 1554, cf. F. Plattard, François Rabelais, Paris, s. d. (1932). Il a laissé d’inoubliables écrits : dans l’ordre chronologique : 1. Les horribles et espoventables jaicts et prouesses du très-renommé Pantagruel, roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua, composez nouvellement par maître Alcofrtjbas Masicr (anagramme de François Rabelais), Lyon, 1532? ; 2° La vie Irès-horri/icque du grand Gargantua, père de Pantagruel, sous le même pseudonyme, Lyon, 1534? En 1542, parut une édition subreptice des deux ouvrages, œuvre de Dolet, elle était intitulée : 1° La plaisante et joyeuse histogre du géant Gargantua, prochainement reveue et de beaucoup augmentée par l’autheur mesme. 2° Pantagruel, roi des Dipsodes, restitué à son naturel. l’eu après était donnée à Lyon par Rabelais lui-même, une édition des deux mêmes ouvrages mais amendés. 3° Le tiers livre des faicts eldicls

héroïques du noble Pantagruel ; composez par M. Franc. Rabelais, docteur en médecine, Paris, 1546 ; 4° Le quart livre des jaicls et dicls héroïques du bon Pantagruel, Paris, 1518. édit. incomplète ; 1552, édit. complète ; 5° Le cinquième livre ou l’Isle sonnante par M. François Rabelais, qui n’a point encore esté imprimé, 1562. Cf. P. P. Plan, Les éditions de Rabelais de 1532 à 1571, Paris, 1906. Les principales éditions récentes des Œuvres de Rabelais sont : l'édition Marty Laveaux, Paris, 1869-1903, 6 vol. in-8° ; J. Plattard, Paris, 1929, 5 vol. in-8° et surtout l'édition critique qui sera citée ici, de A. Lefranc, Oiuvres de François Rabelais, 7 vol. in-4°, dont 5 ont paru : t. i et ii, Gargantua, avec une Introduction, t. i, p. i-lxxxvii, 1912 ; t. ni et iv, Pantagruel, avec une Introduction, t. iii, p. i-cxxxvii, 1922] t. v, Le tiers-livre, 1931.

Quelle est la pensée religieuse de ces ouvrages ? Assurément, écrits pour amuser, ils n’exposent pas un système philosophico-rcligieux à la manière padouane ; mais Rabelais y faisant naître, grandir, agir, voyager et mourir ses personnages, rencontre les croyances et les habitudes, les hommes et les choses de la religion. Humaniste passionné, homme de la Renaissance, avec sa mentalité de moine récalcitrant et son fonds gaulois, il ne pouvait toucher à ces questions dans le sens traditionnel. Dès 1533 et en 1543, la Sorbonne censurera son œuvre. Jusqu’où Rabelais est-il donc allé? Il condamne le Moyen Age, ses idées, ses principes, ses institutions et en particulier la scolastique et les théologiens de Sorbonne ; cf. t. i, c. xiv et xv, l’aspect grotesque qu’il donne à la culture selon la tradition, et ibid., c. xvi-xx, la mission de maître Janotus de Bragmardo auprès de Gargantua ; il s'élève contre le monachisme, institution inutile, ibid., c. xl, et dont frère Jean des Entommeures « vray moine si onques en feut », ignorant, malpropre, grossier, glouton, est encore le meilleur produit, ibid., c. xxxix ; il rend ridicules les gens d'Église : le moine qui dit la messe, t. iv, c. xvi ; les papes, ibid., c. xxx ; aux enfers renversement des situations ; il tourne en dérision les pratiques religieuses populaires : les processions, t. iii, c. ii, pour conjurer la sécheresse ; ibid., c. xxii, du Saint-Sacrement ; les visites jubilaires, ibid., c. xvii ; voire le culte des saints, non seulement de ceux à qui la superstition de la foule attribuait certains fléaux, comme à saint Sébastien, la peste, t. ii, C. xi, v, mais de tous en général, ibid. et t. i, c. vi ; il bafoue le dogme, ainsi le dogme de l’enfer, dont il parle à la manière de Lucien, t. iv, c. xxx ; etl'Écriture sainte elle-même. Il n’y a guère de chapitres où il ne l’emploie d’une façon irrévérencieuse : la généalogie de Pantagruel, t. iii, c. i, est une parodie de celle du Christ ; la résurrection miraculeuse d'Épistémon, t. iv, c. xx. reproduit les résurrections de la fille de Jaïre et de Lazare ; le miracle du salut de Panurge condamné par les Turcs au supplice de saint Laurent et leur échappant, ibid., c. xiv, rappelle la délivrance de saint Pierre-ès-liens. N’a-t-il pas tenté même de ruinerl’idée de miracle, ce qui était dans l’air depuis Pomponazzi, en rapprochant les miracles de l'Évangile de ces fables évidentes ? Cf. II. Busson, Les sources… du rationalisme, p. 179-189. et Rabelais et le miracle, loc. cit. Partant de ces faits, de la condamnation de Pantagruel par la Sorbonne dès 1533, des jugements sévères de Calvin, de Robert Estienne et de certains catholiques sur Rabelais, A. Lefranc, Pantagruel, Introduction, c. iii, La pensée secrète de Rabelais, fait de lui un « lucianiste » mil i tan t. un rationaliste matérialiste qui cache derrière son rire une arrière-pensée de propagande. Faut-il, d’autre pari, rattacher à la Réforme l’auteur du Gargantua et du Pantagruel ? Il a « goûté à la Réforme », dira de lui Calvin dans le Traité des scandales. Cf. Thuasne, Études sur Rabelais, Paris, 1904, p. 400-447.