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RATIONALISME. LES ORIGINES

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I. Idée générale.

Dans son sens général, le mot rationalisme signifie l’emploi exclusif et à tout le moins prédominant de la raison, c’est-à-dire de la spéculation et de la critique rationnelles, ainsi que du raisonnement, dans l'étude des questions religieuses, morales et métaphysiques. Le rationalisme suppose donc la valeur des principes premiers et des méthodes appelées rationnelles, autrement dit, de la raison humaine.

Ainsi entendu.il s’oppose d’une part au scepticisme, au pyrrhonisme, au criticisme, à l’agnosticisme, au phénoménisme de toute espèce… et dans le même ordre au fidéisme et au traditionalisme ; d’autre part, au Magister dixit ; enfin à l’intuitionnisme, à l’expérience religieuse et au mysticisme, ainsi qu’au pragmatisme ; à ces derniers points de vue, le rationalisme a pour synonyme le mot « intellectualisme ».

C’est un rationalisme de cet ordre que supposent les traités classiques dits De vera religione, introduction à la théologie, et aussi les apologies classiques du christianisme. C’est en ce sens que l’on peut parler du rationalisme et de l’intellectualisme de saint Thomas, puisque le Docteur angélique tente de faire rentrer le donné révélé dans le cadre des choses intelligibles : Fides quærens intellectum. C’est en ce sens encore que l’on a pu poser cette question : Y a-t-il une philosophie chrétienne ? ; cf. É. Bréhier, Revue de métaphysique et de morale, 1931, p. 133-162 ; et les réponses de : M. Blonde), même Revue, octobre-décembre 1931, et dans Cahiers de la nouvelle journée, 1932, cahier n° 20, consacré au Problème de la philosophie catholique ; L. Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, 1932, 2 vol. in-8° ; M. Souriau, Qu’est-ce qu’une philosophie chrétienne ? dans Revue de métaphysique et de morale, 1932, p. 353-385. Certains même ont exagéré ; ils ont prétendu ramener au rationnel tout le donné révélé et faire des mystères eux aussi des vérités intelligibles. Ainsi, Guillaume Postel dans son De orbis terrée concordia libri quatuor, Baie, 1544, in-8°, avant plusieurs.

Le rationalisme dont il va être ici question est tout autre. Il est la prétention de résoudre la question religieuse et morale avec les seules lumières naturelles, en excluant tout secours, toute influence de l’autorité quelle qu’elle soit, même et surtout de l’autorité divine, manifestée dans la révélation. On le résumerait exactement dans cette formule que Kant donne pour titre à l’un de ses ouvrages : De la religion dans les limites de la raison, Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft, en la dégageant, il est vrai, de l’interprétation particulière qu’en donne son auteur. Sa première règle serait la première règle de la méthode cartésienne, en l’interprétant, il est vrai encore, en son sens obvie, sans tenir compte de la pensée propre à son auteur, et en l’appliquant aux choses religieuses que, justement, cet auteur écarte ; elle se formulerait ainsi : « Je n’accepterai pour vraie aucune doctrine religieuse qui ne 1 me soit évidente par elle-même et dont je ne puisse avoir l’intelligence entière. »

Le rationalisme ainsi entendu sépare la religion du surnaturel. Affirmant l’homogénéité du savoir humain « t de la connaissance religieuse, il n’accepte plus la révélation comme source de vérité — puisque l’homme ne peut avoir l’intelligence du mystère et que le donné révélé accessible à la raison est accepté par le croyant, non parce qu’intelligible, mais parce qu’enseigné de Dieu — et la théologie n’a plus de place dans le savoir humain. Non seulement la philosophie n’est plus Vancilla theologiæ des scolastiques, mais la théologie est hétérogène au savoir humain que couronne dès lors la philosophie. Puis, si les lumières naturelles peuvent démontrer l’existence d’un Dieu créateur, « auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments, grand et puissant et éternel », Pascal, Pensées, fr. 556, de cette notion on ne saurait déduire nécessairement

la paternité divine, la providence particulier, ', l’efficacité île la prière, qu’enseigne seule la révélation. Il s’ensuit que le rationaliste comprend tout autrement que le chrétien, l'économie de ce monde et les rapports de l’homme avec Dieu. Le miracle lui apparaît métaphysiquement impossible, dans un monde qui est soumis à des iois immuables, et la prière, qui demande, lui semble inutile. Enfin, le rationalisme écarte également la notion de la grâce, lumière de l’intelligence, soutien de la volonté, vie de Dieu en nous, non seulement parce qu’il n’admet pas la théorie pascalienne, que l'âme, pour avoir de Dieu une connaissance certaine doit s'être placée dans l’ordre de la charité, voir ici, t.xii, col. 2135, mais parce que l’on ne saurait tirer de la notion d’un Être suprême, comme conséquence nécessaire, la notion « du Dieu des chrétiens. Dieu d’amour et de consolation qui remplit l'âme et le cœur qu’il possède, qui s’unit au fond de leur âme… qui la rend incapable d’autre fin que lui-même ». Pascal, ibid. « Incroyable que Dieu s’unisse à nous ! » M., ibid., fr. 130.

Toute l'économie morale s’en trouve également modifiée. Avec le rationalisme, il n’est plus vrai de dire que « l’homme passe infiniment l’homme ». /(L, ibid., fr. 434. L’idéal moral, créé par l’homme, ne peut plus être qu'à la proportion directe de sa nature.

Tous les rationalistes sont unanimes à déclarer le surnaturel irrecevable. Mais il s’en faut qu’ils soient d’accord pour formuler une doctrine religieuse. Les lumières naturelles sont loin de projeter en chacun les mêmes clartés et la raison fort loin de rendre les mêmes oracles. 1 Vaucuns s’en tiennent à l’agnost icisme : Dieu est ['inconnaissable, cf. t. i, col. 595-605 ; ou au pyrrhonisme. au scepticisme, au criticisme, la raison est incapable de sortir de cette antinomie : Dieu existe, Dieu n’existe pas. D’autres concluent à des affirmations, mais combien différentes ! Les uns abouti.eut à la religion naturelle ou déisme, cf. t. iv, col. 231-2 11, mot qu’ils ne comprennent pas tous cependant de la même manière ; autre est le déisme de Voltaire, autre celui de Rousseau : les plus religieux d’entre eux acceptent l’existence d’un Dieu créateur, rémunérateur et vengeur, et l’immortalité de l'âme. D’autres concluent, avec des nuances encore, au panthéisme, t. xi, col. 1855-1874 ; d’autres enfin à cette affirmation que Dieu n’existe pas, non plus que l'âme ; c’est l’athéisme, t. i, col. 2190-2209, la libre-pensée, et le monisme matérialiste, t. x, col. 282-33 1, qui lui aussi est loin de n’avoir qu’une formule et dans lequel se rangent l'évolutionnisme matérialiste, le scientisme. Le modernisme, de son côté, t. x, col. 2009-2047 est un rationalisme subtil.

C’est de cet état d’esprit complexe et si difficile à déluiir que le présent article voudrait esquisser la genèse et les formes diverses dans leur évolution historique.

II. Les origines : du xiii c a.u xvie siècle. — Le rationalisme, celui qui s’oppose ainsi au christianisme, date du xvie siècle. Il a des origines psychologiques : tout aussi bien que l’hérésie, il est dans la logique de la nature humaine. A sa base, il y a le sentiment de l’autonomie de la personne humaine. La personne humaine ne relevant que de soi, même si dans le domaine de la connaissance elle dépend de l’objet, elle ne saurait dépendre d’une autorité en dehors d’elle-même. Une question historique se pose cependant : sous quelles influences l’esprit humain discipliné par l’Eglise, habitué à croire durant tout le Moyen Age, s’est-il déshabitué de la foi et de ses disciplines ? Aucun mouvement philosophique ne naît spontanément ; il a des racines dans un passé parfois très lointain. « Le xvie siècle n’a eu aucune mauvaise pensée que le xme siècle n’ait eue avant lui. » C’est le mot vrai et connu de Benan, Averroës et l’averroïsme, Paris, 1852,