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PRÉDESTINATION. LE THOMISME RÉCENT

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salité absolue du principe de causalité dans ses rapports avec la causalité transcendante de Dieu auteur de la nature, de la grâce et du salut. Le thomisme se refuse absolument à porter atteinte à ces principes par une conception de la liberté humaine qui ne saurait s’établir ni par l’expérience, ni à priori. Il refuse énergiquement de nier ou de limiter les lois universelle-de l’être et de l’agir qui éclairent toute la synthèse doctrinale de la pbilosophie et de la théologie, d’autant que la théologie a pour objet propre Dieu même et qu’elle doit donc considérer toutes choses, y compris notre liberté, à la lumière de la vraie notion de Dieu et non pas inversement.

L’obscurité de cette doctrine se trouve alors de l’autre côté du mystère, lorsqu’il s’agit de la volonté salvifique universelle, de la réelle possibilité, pour ceux qui ne sont pas élus, d’observer les commandements, et de la permission divine du péché, surtout du péché d’impénitence finale.

A cela les thomistes répondent que très certainement Dieu veut sauver tous les hommes en ce sens qu’il veut leur rendre réellement possible l’accomplissement de ses préceptes, mais que cette réelle possibilité ou ce réel pouvoir reste obscur pour deux raisons :

1. Nihil est intelligibile nisi in quantum est in actu, rien n’est intelligible s’il n’est en acte, s’il n’est déterminé. Dans toute doctrine qui admet la puissance et l’acte, l’acte ou la détermination est intelligible en soi, bien qu’il ne soit pas toujours facilement intelligible pour nous, à raison de son élévation ou de sa spiritualité qui échappe à nos sens. Par opposition, la puissance non encore déterminée, comme un germe non encore développé, n’est pas intelligible en soi, mais seulement par rapport à l’acte. Cela est vrai de la matière première par rapport à la forme, de l’essence des choses par rapport à l’existence, de l’intelligence non encore informée par l’intelligible, de la liberté créée, qui peut choisir ceci ou cela, du pouvoir réel de faire le bien, qui, tout réel qu’il est. ne passe pas à l’acte. Nous avons longuement développé ailleurs la raison de l’obscurité de tout ce qui reste potentiel. Cf. Le sens commun, la philosophie de l’être et les formules dogmatiques, 3e éd., Paris. 1922, p. 149-153.

2. Ce pouvoir réel de faire le bien, qui ne passe pas à l’acte, reste obscur parce qu’il s’accompagne de la permission divine du péché, et que le péché est un mystère d’iniquité plus obscur en soi que les mystères de grâce ; tandis que ceux-ci sont en eux-mêmes lumière, vérité et bonté, le mal du péché est une privation d’être, de vérité et de bien.

Cependant nous voyons que Dieu, qui est souverain 1 ien et tout-puissant, n’est nullement cause du mal moral. Comme le montre saint Thomas, laII*, q. i.xxix, a. 1 et 2, Dieu ne saurait nous y porter directement sans se nier lui-même, et l’on ne peut dire non plus qu’il en est indirectement responsable pour ne nous avoir pas donné le secours suffisant. Ce secours il le donne, mais le pécheur y résiste, et par là il mérite d’être privé du secours efficace. Selon la parole divine exprimée par le prophète Osée : Perdilin tua ex le, Israël ; tantummodo in me auxilium tuum. Même si. par impossible, Dieu voulait être cause directe ou indirecte du péché, il ne le pourrait pas. car la déficience et le désordre ne tombent pas sous l’objet adéquat de sa toute-puissance. Comme l’œil ne peut voir les sons, ni l’oreille entendre les couleurs, de même et plus encore la souveraine bonté et la toute-puissance ne peuvent être cause directe ou indirecte du désordre moral. Dieu ne peut que le permettre, le laisser arriver, pour un bien supérieur, qui souvent nous échappe.

Sans doute le mystère de la permission divine du péché d’impénitence finale contient une très grande

obscurité ; mais nul ne peut prouver que la -Providence universelle soit tenue d’empêcher une créature, de soi défectible, de défaillir et de défaillir irrémédiablement. Dieu, en sa justice, donne le pouvoir très réel d’éviter cette défaillance irrémédiable, mais il ne donne pas à tous de l’éviter de fait. Il n’est pas Impossible qu’il permette, surtout après beaucoup d’autres fautes, la résistance à la dernière grâce suffisante, résistance par laquelle le pécheur mérite d’être privé du dernier secours efficace. C’est le grand mystère, qui implique toute l’obscurité de la puissance réelle non actuée, de la puissance libre, et toute l’obscurité du mal du péché, qui de soi est ténèbres, privation de lumière, de vérité et de bonté.

La solution du problème du mal se trouve toujours dans la parole de saint Augustin : Deus, cum sil summe bonus, nullo modo sineret aliquid mali esse in operibus suis, nisi effet adeo omnipotens et bonus, ut bene jacerel etiam de malo. Enchiridion, c. xi. Dieu ne peut permettre le mal que pour un plus grand bien. La manifestation de la splendeur de l’infinie justice et de l’infinie miséricorde est un bien si supérieur que par plusieurs côtés il nous dépasse complètement. C’est là certes une obscurité, mais celle même de la foi chrétienne, l’obscurité qui vient d’une trop grande lumière pour nos faibles yeux, « la lumière inaccessible où Dieu habite ».

Les objections faites contre la doctrine thomiste de la prédestination reviennent à dire que cette doctrine détruit la liberté humaine, qu’elle est décourageante et qu’elle attribue à Dieu l’acception de personnes qui est une forme de l’injustice. Ce sont les objections qu’adressaient les semi-pélagiens à saint Augustin et celles mêmes que se faisait saint Paul dans l’épître aux Romains, ix : Numquid iniquitas apud Deum ?… O homo ! tu quis es qui respondeas Deo ? An non habel potestatem figulus facere aliud vas in honorem, et aliud in contumeliam ?

Les thomistes répondent que, contrairement à ce que disent les protestants et les jansénistes, l’efficacité transcendante des décrets divins et de la grâce, loin de détruire notre liberté, notre indifférence dominatrice, l’actualise, en produisant en nous et avec nous jusqu’au mode libre de nos actes, car ce mode est de l’être et un bien et dérive par suite de la source de toute réalité et de tout bien. Cf. Saint Thomas, [ », q. xix, a. 8, et Bossuet, Traité du libre arbritre, c. viii.

A la seconde objection les thomistes répondent que la doctrine de saint Thomas, loin d’être décourageante, met en un vigoureux relief le motif formel de l’espérance, qui est, non pas l’effort humain, mais Dieu même infiniment secourable, Deus auxilians. Le motif formel d’une vertu théologale ne peut être en effet quelque chose de créé, et notre effort surnaturel, suscité par l’efficScité de la grâce, ne saurait rendre efficace celle-ci. Il vaut mieux donc, comme le disait saint Augustin, se confier à Dieu souverainement bon et tout-puissant qu’à nous-mêmes, à notre inconstance et à notre fragilité, car, malgré l’obscurité du mystère, nous sommes beaucoup plus sûrs de la rectitude des intentions du Dieu tout-puissant que de la rectitude des nôtres. Bossuet a particulièrement insisté sur ce point dans ses Méditations sur l’Évangile, IL part., 72e jour : La prédestination des saints. ci-dessus col. 2956.

Qu’on ne dise donc pas : Si je suis prédestiné, quoi que je fasse, je serai sauvé ; sinon, quoi que je lasse, je serai damné. C’est aussi faux et aussi absurde que si le laboureur disait : Si la moisson doit venir, que je laboure et que je sème ou non, elle viendra. La raison en est que la prédestination comme la providence porte non seulement sur la lin. mais aussi sur les moyens capables de nous faire obtenir celle lin. La doctrine augustinienne et thomiste, loin de détourner