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PHILOSOPHIE

selon les pays. En France, où le positivisme et le scientisme » étaient florissants, les disciples de saint Thomas tinrent à montrer qu’eux aussi connaissaient l’expérience ; leurs essais furent teintés d’empirisme et présentèrent trop la pensée comme une puissance à peu près passive. Plus tard, en Italie, où l’hégémonie de la « philosophie de l’Esprit » (Benedetto Croce) et de l’« idéalisme actuel » (Giovanni Gentile) semblait absolue, les néoscolastiques tinrent naturellement à posséder l’universel concret et à ce que leur philosophie pénétrât le devenir historique. Le renouveau de l’idéalisme a amené plus récemment les néoscolastiques de tous pays à se demander s’ils devaient faire précéder leur philosophie d’une critique de la connaissance ; les livres profonds, et en quelques points contestables, du P. Maréchal furent le produit de cette réflexion. Louvain, Paris, Milan se lancèrent dans les voies de la psychologie expérimentale et y firent de très bon travail. Enfin, on se rendit compte que, pour repenser personnellement et totalement saint Thomas, il est indispensable d’abord de l’avoir compris pleinement en lui-même, tel qu’il fut en son temps. De là, l’œuvre vraiment immense entreprise, et qui ne va à rien de moins qu’à une résurrection de la pensée du Moyen Age ; il y aurait là à citer des multitudes de noms illustres, Hertling, Bäumker, Grabmann, Gilson, Michalski, de Wulf, et toute une pléiade de dominicains et de jésuites, sans compter des franciscains (en particulier, ceux de Quaracchi).

Le courant que Léon XIII a commencé à faire couler est devenu aujourd’hui un fleuve immense et puissant. Des décisions récentes de l’Église ont de nouveau insisté pour que saint Thomas d’Aquin soit le guide de l’enseignement catholique : en particulier, les universités et les séminaires doivent proposer une théologie et une philosophie dirigées par les principes thomistes. Mais la fécondité de ces principes est justement en train de se manifester dans beaucoup d’autres domaines et de justifier ainsi la faveur que leur donnent les papes. Le droit et la philosophie du droit (Georges Renard), le droit international (Le Fur, le P. Delos), la sociologie (mouvement des Semaines sociales en France, Italie, etc.), la poétique (le P. de la Brière) ont produit des doctrines nouvelles fort intéressantes et dont la justesse est due à ce qu’elles sont inspirées par les principes thomistes. Les noms cités ici sont mis au hasard, nous pourrions donner de longues listes de savants authentiques qui ont saint Thomas pour maître.

Cependant, le triomphe du thomisme suscite deux difficultés que dissimulent aujourd’hui des compromis personnels, la docilité, la politesse et la charité, mais qui n’en sont pas moins réelles. De grandes sociétés religieuses ont, en fait, leurs doctrines théologiques et philosophiques, et ces doctrines ne cadrent qu’en partie avec le thomisme ; elles tiennent à ces doctrines, qui ont pour auteurs des maîtres illustres, et qui sont la gloire de l’Église. Devront-elles les abandonner ? D’autre part, si la philosophie de saint Thomas est formulée en thèses que tous doivent accepter parce que ce sont les thèses maîtresses de saint Thomas, la philosophie, qui est essentiellement démonstration rationnelle, est remplacée par l’autorité ; elle cesse d’exister. La philosophie ne peut pas consister en autre chose qu’à prouver ce qui est vrai ; tout autre procédé la supprime.

Sur le premier point, les papes ont fait comprendre que les grands ordres religieux ont à maintenir leurs traditions doctrinales, comme les Églises très anciennes ont à garder leurs liturgies. L’Église entend n’enterrer pour toujours aucun de ses trésors. Il semble déjà que l’accord tends à se réaliser entre traditions différentes. Par exemple, certains jésuites abandonnent telles théories élaborées par quelques-uns de leurs Pères du xvie siècle et adhèrent non seulement à l’essentiel du thomisme mais à peu près au thomisme entier. Par contre, une renaissance de l’augustinisme, assez sensible en Allemagne et en France, a lieu sans inquiéter le thomisme. Saint Bonaventure est goûté comme il doit l’être par toute âme chrétienne. Accord et diversité sont possibles si l’intelligence et la charité règnent vraiment.

La difficulté est peut-être plus grande en ce qui concerne la définition du thomisme essentiel. Certains auraient voulu que fussent imposées à l’acceptation de tous « les xxiv thèses censées essentielles. Leur argument était que l’Église impose l’enseignement du thomisme, et qu’on ne peut enseigner le thomisme si l’on n’enseigne ce que saint Thomas a tenu pour le fond de sa pensée. A quoi l’on répondait que, si la philosophie devient affaire d’autorité, elle n’existe plus, et qu’ainsi est anéantie l’œuvre même de saint Thomas, la fondation d’une philosophie distincte de la théologie.

Il nous semble que la conciliation se fera de la même manière qu’entre l’esprit critique et les directives du magistère ecclésiastique. Nul doute que l’Église n’ait le droit de déterminer certaines vérités historiques. Nul doute que l’historien n’ait le droit d’user de la critique et le devoir de s’arrêter devant certaines barrières dogmatiques qui indiquent risque d’erreur. En pratique, pourtant, des conflits auront encore lieu, et, remarque M. Rivière dans son Histoire du modernisme, ce sera surtout une question de tact, de réserve, d’humilité, de charité. Nous en dirons de même en ce qui concerne les xxiv thèses thomistes. Les philosophes catholiques tiennent, à la fois, à suivre les principes essentiels de saint Thomas et à n’accepter jamais une thèse en philosophie qu’en raison de sa vérité intrinsèque. Saint Thomas leur a donné l’exemple, et par sa fidélité respectueuse envers les Pères, et par la rigueur intraitable de son intellectualisme.

Nous ne voulons pas fournir une bibliographie scientifique, ce qui serait évidemment infini. Nous voulons seulement donner quelques indications pratiques pour une première étude.

Introductions à la philosophie : nous recommandons celle de E. Baudin, Introduction à la philosophie, Paris, 1927, et celle de M. Jacques Maritain, Éléments de philosophie, t. i. Introduction générale, Paris, 1920.

Pour une première initiation à la philosophie scolastique : Sertillanges, Les principales thèses de la philosophie thomiste, dans la Bibliothèque des sciences religieuses, Paris ; du même, La philosophie de saint Thomas d’Aquin, 1910 ; du même, La morale de saint Thomas, Paris, 1916 ; Étienne Gilson, Le thomisme, Paris, 1927.

Sur les rapports entre la philosophie antique et la religion : Pinard de la Boullaye, La science des religions, t. i, Paris, 1922 ; divers articles du P. Lagrange publiés dans la Revue thomiste, à partir de mai 1926 ; le premier a pour titre : Platon théologien.

Le lecteur trouvera les indications bibliographiques concernant les grands philosophes chrétiens, saint Augustin, etc., aux articles qui leur sont consacrés dans ce Dictionnaire.

Pour une première initiation à la philosophie du Moyen Age : Gilson, La philosophie du Moyen Age, 2 vol. in-12, Paris, 1922 ; Maurice de Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, Louvain et Paris, 1912, nombreuses éditions à partir de 1912.

Sur Descartes : Henri Gouhier, La pensée religieuse de Descartes, Paris, 1924 ; du même, La philosophie de Malebranche et son expérience religieuse, ibid., 1926.

Sur Kant et les philosophies de la religion en Allemagne au xixe siècle : Gaston Rabeau, Introduction à l’étude de la théologie, 1926, Ire partie, c. v.

Sur le mouvement moderniste : J. Rivière, Le modernisme dans l’Église, étude d’histoire contemporaine, Paris, 1930.

G. Rabeau.