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PHILOSOPHIE ET INTELLECTUALISME

sophie. On s’en peut servir de deux manières, que nous appellerions subjective et objective.

D’abord, nous sommes capables non seulement de percevoir et de penser, mais de percevoir notre perception et de penser notre pensée. C’est ainsi, dit saint Thomas, que notre âme se connaît elle-même. Car elle ne se voit pas directement ; elle n’est capable que de se voir agissante, c’est-à-dire, quand elle agit, de revenir sur son acte et de se saisir dans son acte. C’est de la même manière que, contre les sceptiques, saint Augustin montrait le quid inconcussum de la certitude : impossible, pour celui qui doute, de ne pas apercevoir cette vérité qu’il exprime un doute ; le doute engendre la réflexion sur le doute qui fait apparaître la vérité de la connaissance et de l’âme. Le cogito cartésien est une application de cette méthode. Elle joue un rôle éminent dans la philosophie de maints penseurs contemporains, comme Jules Lachelier ou M. Léon Brunschvicg. Inutile d’en montrer la légitimité. Seuls les positivistes l’ont rejetée. Il semble bien qu’aujourd’hui tout le monde est d’accord pour en reconnaître la valeur.

La méthode réflexive objective consiste à prendre pour objet de pensée non pas l’acte subjectif de prise de conscience, mais le résultat de cet acte, soit le concept qu’il construit, soit le jugement qu’il formule. Par exemple, dit saint Thomas, nous avons une certaine connaissance de la nature humaine ou de la nature d’un animal. La réflexion prend pour objet cette conception et y reconnaît qu’elle est une espèce ou un genre. Exposé excellent dans Akos von Pauler, Logik, Versuch einer Theorie der Wahrheit, Berlin, 1929, p. 268-277. A son tour, elle peut prendre pour objet l’idée d’espèce et de genre et y reconnaître telle propriété, et ainsi de suite. Edmund Husserl enseigne la même méthode en distinguant des opérations attributives et des opérations syntactiques. Une opération attributive est une opération logique primaire (cette encre est rouge). L’opération syntactique prend le jugement attributif pour objet, elle en fait un objet, ou plutôt une objectivité ( « cette encre est rouge » est un jugement). A son tour, l’objectivité ainsi obtenue peut être prise pour objectivité, et ainsi être rangée (d’où le nom de syntaxe, συντάττω) dans un système qui l’englobe, et ainsi de suite. Husserl, Formale und transzendentale Logik, Halle, 1929, p. 93-105 et 259-275. Inutile de montrer que ce procédé, dont usent les sciences rationnelles, est à sa place en logique, et qu’il le sera en ontologie. Les analyses fameuses du mouvement, de la puissance, du lieu, du temps, faites par Aristote et reprises par saint Thomas, impliquent ce procédé (le lieu de ce corps est une limite ; la limite de ce lieu est immobile, etc.).

De l’usage de ces méthodes.

Mais pourquoi, si la philosophie possède des méthodes dont tout le monde, en somme, reconnaît la légitimité, comment se fait-il qu’on n’ose pas les employer, et que les systèmes de philosophie soient construits par des procédés si opposés ?

Si tous usent de la raison expérimentale ; si, à l’exception de quelques positivistes à la vue étroite, tous usent de la méthode réflexive, certains se bornent à étudier la vie de l’esprit ; et, dans la réalité du monde, ils étudient ce qui est assimilable ou plutôt, selon eux, identique à l’esprit. Ou bien ils sont retenus par une excessive timidité d’intelligence, et considèrent comme une audace intempestive d’aborder la métaphysique ; ou, plutôt, ils ne croient pas que l’esprit humain soit capable de connaître autre chose que soi-même. L’emploi des méthodes est ainsi limité par certains postulats (par exemple, le postulat d’immanence).

Énumérer et discuter ces postulats serait infini. Nous nous contenterons de signaler qu’on les proclame beaucoup plus qu’on ne leur est fidèle, parce qu’on ne peut pas leur être fidèle. D’abord, des langages absolument opposés recouvrent parfois des conceptions assez parentes : ainsi, nos contemporains appellent volontiers idéalisme toute doctrine qui fait sa place à l’activité de l’esprit, au lieu d’attacher celui-ci à reproduire passivement des choses données. De tels idéalismes peuvent toucher ce que, à un autre point de vue, on appellerait réalisme. Ainsi, L. Brunschvicg, maître chez nous de l’idéalisme, enseigne que l’esprit tire absolument de soi la science, qu’il se dirige comme il lui plaît, selon une liberté d’essor infini. L’esprit reçoit seulement un « choc » des choses, lequel ne révèle rien, et n’est pas cause de connaissance : c’est seulement une résistance qui est occasion de nouvelles démarches spirituelles. Mais comment, dirons-nous, ce « choc », qui arrête la pensée, qui l’infléchit, ne serait-il pas lui-même objet de pensée et déterminable en quelque façon ? Les objets extérieurs sont donc extérieurs et connus pour M. Brunschvicg comme pour un réaliste aristotélicien (réserve faite d’une interprétation métaphysique sous-jacente).

Remarquons ensuite que les doctrines peuvent bien, dans les mots, proclamer des postulats limitant arbitrairement la philosophie et nier des vérités nécessaires ; en fait, elles usent de ces vérités, elles en vivent, et sont, selon la si juste expression de M. Maurice Blondel, des doctrines « parasitaires ». Car elles vivent d’une autre doctrine qui leur fournit sa propre substance ; et toute leur activité va à tuer cette doctrine qui les fait vivre. Ainsi, les théories positivistes, pragmatistes, etc., qui refusent à la pensée le pouvoir de connaître autre chose que des faits et des opinions humaines invérifiables, admettent malgré elles un pouvoir intellectuel de connaître le réel objectif et de l’exprimer en principes généraux. Car ces théories (à moins de n’avoir aucun sens) portent sur des réalités objectives (l’esprit humain, les événements de l’histoire, etc.) et énoncent des principes universels sur la capacité ou l’incapacité de l’esprit humain.

Ainsi donc, si l’on tient compte de ce qui est communément admis sous des terminologies diverses et en apparence opposées ; si l’on tient compte de ce qui passe par osmose d’une doctrine dans une autre doctrine, la philosophie moderne présente un spectacle moins chaotique qu’on ne croirait à première vue. Bien plus, celui qui entreprendrait le double travail requis de traduction et de détermination des données communément acquises, et qui en poursuivrait les premières exigences, dégagerait assez vite les principes de la Philosophia perennis. Cette philosophie accepterait, quitte à en scruter les fondements, l’expérience humaine organisée et la logique impliquée dans les sciences ; elle interpréterait la connaissance comme une prise de possession du réel par la pensée ; par une analyse réflexive de la connaissance empirique, elle obtiendrait une phénoménologie qui serait, par ailleurs, une ontologie ; elle mettrait à la base de la connaissance l’acte d’abstraction, entendu, non comme un procédé qui isole des caractères donnés, mais comme un acte créateur de relations destinées à mesurer et comme à étreindre le réel. Cette philosophie serait, en somme, un intellectualisme réaliste.

Mais ces deux mots, le second surtout, ont aujourd’hui « mauvaise presse », surtout quand on les applique à la philosophie traditionnelle de l’Église. Nous devons nous arrêter là, pour dissiper de très graves préjugés.

V. LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE ET L’INTELLECTUALISME.

Si, par « intellectualisme », on entend une méthode et une doctrine qui prétendent que tout est explicable par la raison, l’intellectualisme s’oppose évidemment au christianisme. « La doctrine qui