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PHILOSOPHIE. OBJET ET DIVISION

appelle chimie physique est-il du ressort du physicien ou du chimiste ? L’étude des contrats écrits sur papyrus appartient-elle à l’histoire, au droit ou à la sociologie ? Mais surtout chaque science accepte son objet comme une chose déjà constituée, claire, connue ; elle en étudie les propriétés, les rapports, etc., mais, au fond, elle ignore la nature de cet objet qui passe pour connu. Dès qu’on fait le moindre effort pour se rendre compte effectivement de ce que l’on pense, on se demande en quoi consiste cette chose soi-disant possédée par l’intelligence, et on s’aperçoit alors qu’elle fuit entre les doigts. Ainsi, l’arithmétique a pour objet les nombres ; la géométrie, les figures dans l’espace ; la mécanique, le mouvement, l’équilibre et les forces. Ces objets, ainsi définis par une approximation très grossière, ne sont nullement éclairés par le progrès des différentes sciences. On peut multiplier, diviser, élever aux puissances, etc., sans rien apprendre de nouveau sur la nature du nombre. Et pourtant, si l’on tient à penser clairement, on veut savoir ce que c’est que le nombre. Est-ce une réalité de la nature matérielle ? Est-ce une réalité spirituelle ayant son existence propre ? Est-ce un acte de pensée ? Chacune de ces hypothèses se révèle, à un examen rapide, intenable. La question est infiniment difficile. On raisonnerait de même sur la nature de l’espace et du mouvement, sur les phénomènes, ou sur les ondes, ou sur les atomes dont s’occupe le physicien. Ainsi toute science, par son exercice même, pose implicitement et nécessairement la question de la nature intime de la réalité qu’elle étudie.

Critique de l’action.

Toute science, envisagée au point de vue le plus concret, est un système d’actions. Elle est évidemment, dans ceux qui l’apprennent, une série d’actes de pensée. Mais surtout la science immobilisée dans les livres est le dépôt laissé par un courant vivant ; elle est le résidu fixé des recherches, des hypothèses, des observations, des découvertes, des démonstrations des inventeurs. Or, la vie scientifique des inventeurs ne s’explique que par leurs désirs, par l’idéal qui orientait leurs efforts. Et aujourd’hui, dans l’esprit collectif, la science n’est apprise, pensée et réalisée en pratique que pour des motifs utilitaires ou supérieurs, pour des fins. La formation de la science, son évolution et sa durée ne s’expliquent que par l’action spirituelle. Par conséquent, l’existence de la science se réfère à une réalité qui n’a rien à faire avec elle. Car la mécanique n’a pas à expliquer comment et pourquoi Descartes et Galilée en ont posé les principes, ni la chimie à dire les préoccupations morales qui poussaient Lavoisier.

Cependant, celui qui veut tout comprendre (et c’est l’exigence de notre intelligence) ne peut se borner à étudier des pensées mortes, sans se rapporter à l’action qui les a produites et qui, seule, les comprend et les réalise. C’est même là l’explication la plus profonde : la fin, disait Aristote, est la cause des causes ; l’idéal de l’action scientifique ou technique est la suprême explication de la science. Et ainsi, à côté d’une théorie de la vérité et de la connaissance et d’une théorie de l’existence, la science requiert une théorie des fins ou du bien.

Unité de ces trois aspects.

En laissant se développer les exigences d’une critique de la science, et à supposer qu’aucun postulat ne vienne s’y opposer, nous sommes arrivés à concevoir la philosophie de trois manières. Mais ne sont-ce pas trois philosophies ? Une doctrine de la vérité et de la connaissance, une doctrine de la réalité et une doctrine de l’action forment-elles un tout ?

Nous savons déjà qu’entre les trois il y a une similitude formelle : l’esprit accomplit les mêmes actes pour dépasser ce qu’il possède actuellement et remonter aux origines, aux éléments premiers, à ce qui fonde tout le reste. Or, les principes premiers de l’action ne doivent-ils pas coïncider avec ceux de la réalité, et ceux-ci avec ceux de la connaissance ? A moins qu’une critique de la connaissance n’établisse l’impossibilité de cet accord ou plutôt de cette identité (nous en parlerons plus loin), il faut avouer que cet accord est admis dans les présupposés de la vie pratique, dans les recherches et dans les certitudes de la science. Si, dans leur fond dernier, pensée, être et action ne coïncident pas, ni nous ne pouvons savoir quelque chose de précis, ni nous ne pouvons nous conduire selon des règles prudentes, ni même nous ne pouvons vivre au jour le jour. L’unité de la vérité, de la réalité et de l’action est pour nous une exigence si absolue que nous sommes portés, par un élan irrésistible, à y voir, au delà de l’unité d’une discipline, de la philosophie, l’unité d’un être : l’unité de la philosophie se fonderait dans l’existence de Dieu. Selon la belle formule de saint Augustin, la ratio intelligendi, causa essendi, regula vivendi qui est l’objet et l’unité de la philosophie est Dieu même. (Voir, dans saint Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, c. v.)

En partant d’une analyse de la science, analyse pratiquée selon les méthodes de la pensée contemporaine, nous avons fini par aboutir à définir l’objet de la philosophie et sa division comme saint Augustin et saint Bonaventure. Il n’y a pas là, on a pu s’en convaincre, de tour de passe-passe. C’est que, malgré l’opinion commune insuffisamment renseignée, les philosophes chrétiens du Moyen Age arrivaient à la philosophie exactement par la même réflexion que la critique contemporaine. La philosophie était pour eux autant que pour nous une réflexion sur la science. Seulement, la science en question, au lieu d’être principalement la connaissance mathématique et physique du monde matériel, était avant tout la connaissance du monde spirituel, et avant tout des vérités révélées par Dieu. Ancilla theologiæ : non pas en ce sens absurde que les vérités premières philosophiques soient révélées par Dieu ou définies par l’Église, mais en ce sens que le philosophe tâche de comprendre jusqu’au bout, du moins jusqu’à ce qu’il ne puisse aller plus loin, les vérités révélées déjà organisées en un système intelligible. Le philosophe du Moyen Age trouvait la philosophie dans son effort pour penser intégralement la théologie, comme Descartes la trouve dans son effort pour penser intégralement sa géométrie.

Même à notre époque, toute philosophie n’est pas exclusivement une critique et un achèvement de la mathématique et de la physique. De grands systèmes ont leur origine dans d’autres disciplines : celui de M. Benedetto Croce est une réflexion sur l’histoire et sur l’art ; celui de M. Bergson pourrait être défini une réflexion sur la psychologie et sur la biologie ; le positivisme français s’est engagé sur une voie où il devient principalement une réflexion sur la sociologie. L’intense travail poursuivi, surtout en Allemagne, autour de la religion (histoire, psychologie), a au moins contribué à orienter certains systèmes. La manière de philosopher d’Augustin ou de Thomas d’Aquin doit donc être tenue par nos contemporains aussi légitime que celle d’un Bergson, d’un Durkheim, ou d’un Tröltseh.

Examinons, en effet, comment se constituaient les philosophies chrétiennes du Moyen Age. Pour saint Anselme, elle est fides quærens intellectum, exactement comme on pourrait la définir, dans l’esprit de M. Brunschvieg : mathesis, physica quærens intellectum. En effet, bien avant Anselme (par exemple, chez Augustin, Jean Damascène, etc.), les données de la foi ont été exprimées en concepts nettement définis, en formules, en théories, expliquées et prouvées dans la mesure où elles en sont susceptibles. Le savant doit